La deuxième édition du Festival du film de Beyrouth a permis de prendre le pouls d’une ville cicatrisant ses plaies et de découvrir les films des jeunes cinéastes du cru, jardiniers furieux d’un terrain vague halluciné. Le nouveau cinéma libanais est comme un avion chargé de kérosène, mais pour l’instant privé de piste d’atterrissage. Beyrouth […]
La deuxième édition du Festival du film de Beyrouth a permis de prendre le pouls d’une ville cicatrisant ses plaies et de découvrir les films des jeunes cinéastes du cru, jardiniers furieux d’un terrain vague halluciné. Le nouveau cinéma libanais est comme un avion chargé de kérosène, mais pour l’instant privé de piste d’atterrissage.
Beyrouth aurait changé en cinq ans… Certes, les signes extérieurs abondent avec, en premier lieu, l’existence pour le deuxième automne consécutif du Festival du film de Beyrouth, dont la programmation permit aux Libanais de sortir du cinéma des complexes américanisés : compagnonnage des cinémas arabes et balisage du cinéma contemporain (Kiarostami, Makhmalbaf, Guédiguian, Kitano, Almodovar…) comme autant de regards, de modes de vie différents, de bouffées d’oxygène pour un pays encore très reclus sur ses blessures et prenant trop souvent pour argent comptant les images aseptisées du robinet satellitaire.
Mais Beyrouth nous inonde toujours autant de cette paranoïa que diffusent son architecture en lambeaux, sa poussière, ses immeubles éventrés, sur lesquels on commence à poser dans le plus grand désordre des avatars de l’ultramodernité. La ville s’offre à nous désormais comme un mélange de Miami, du Caire, de Sarajevo et de Rimini années 60, tout en stigmatisant ses marques d’autodestruction insensée de dix-huit ans de guerre civile. Depuis longtemps, Beyrouth la paradoxale déteint sur ses habitants : irresponsables amnésiques, violemment hédonistes, profondément lucides, rieurs suicidaires, flambeurs cachant leurs blessures sous une démonstration permanente… Nous leur ressemblons, non ?
Le Liban connaît une période historique étouffante, s’essaie peut-être à la plus grande violence : celle du refus de mémoire, la compréhensible mais inexcusable plongée amnésique. Ces jours-ci, on rase gratis. Tout le contraire d’il y a cinq ou six ans, quand les Libanais montraient un désir de sortir de la guerre par la parole, de se raconter, de se justifier aussi d’un conflit identitairement épuisant et sale. Aujourd’hui, deux générations n’ont connu que la guerre comme matière à leur identité, ou l’exil c’est encore une autre guerre qui s’y joue , et se retrouvent incapables de gérer une reconstruction intérieure, dans un pays encore occupé par la Syrie, sans idéal politique fort, sans sentiment du possible.
Ces garçons et ces filles expriment leur angoisse avec la même contradiction : « On ne veut plus voir les ruines. On veut apprendre à vivre. La guerre n’est pas finie en nous. Sans même parler de désir de revanche, il faut oser s’avouer ce constat : nous regrettons tous la guerre, au-delà des peines, des morts. Nous la regrettons pour l’excitation qu’elle nous procurait de vivre dans l’insouciance et dans l’intensité, comme si chaque jour était le dernier. Il nous est plus facile de détruire que de construire.«
Ces mots, chuchotés sous couvert des discours officiels cryogénisés d’optimisme, frappent. Et se dire qu’un film (Beyrouth fantôme) les a enregistrés donne espoir, laisse entrevoir une prise de conscience. Pourtant, l’accueil fait aux films libanais fut parfois hostile car Beyrouth est une ville complexe, qui sait si bien renvoyer à ses interlocuteurs ses propres problèmes identitaires que l’on ne saurait se risquer à en écrire ou en filmer quoi que ce soit qui ne soit immédiatement contredit. Beyrouth est non seulement écrasante, elle interdit aussi à celui qui la visite de prendre de la distance. Beyrouth a donc besoin du cinéma.
Et ce nouveau cinéma, depuis peu, existe. Il a pour lui, comme tous les grands cinémas nécessaires, d’arriver trop tôt (il pose des questions que le Liban ne veut pas entendre) et trop tard (la guerre est finie). Sa façade un rien trop clinquante (West Beyrouth de Ziad Doueiri, premier long métrage libanais présent à Cannes, bientôt en sortie française) cache une clairière sauvage, un terrain vague halluciné, entretenu par de jeunes jardiniers furieux Akram Zaatari, Ghassan Salhab, Danielle Harbid, Dimitri Khodr, Mohamed Solieid, Elie Khalifé, Nesrine Khodr , et où joueront bientôt des gosses à suivre : Nadine Issa, Myrna Maakaron, Moutiaa Halabi, André Chammas. Ils sont la bonne nouvelle de ce festival.
Loin des régions et des communautés, tournant dans tous les formats possibles avec énergie et intelligence, dans une connaissance intime des travaux des uns et des autres, c’est en quelque sorte une bande informelle mais maintenue par une hiérarchie étonnante, ayant visiblement pour centre Akram Zaatari, 32 ans, auteur d’une poignée de courts métrages vidéo et pourtant fort d’une oeuvre cohérente obsédée par la mémoire intime et la façon dont le Libanais se donne à voir. Depuis deux ans, Le Candidat, Tout va bien à la frontière et surtout Majnounak (Je pense à toi) composent un cycle de l’apparence, où Zaatari est passé progressivement du portrait insidieux, parfois cruel, aux dépens de ceux qu’il filmait, à un équilibre stupéfiant : dans Majnounak, il invente, avec les petites frappes qu’il interroge sur la sexualité (on pense aux Enquêtes de Pasolini ou à Yousry Nasrallah), « une sorte de complot. Ils sont comme des acteurs. L’image qu’ils m’offrent est celle qu’ils veulent se donner. Elle est construite. » Il ne les trahit plus, mais en les cadrant derrière un Beyrouth en ruine, il fait résonner dans leurs propos des échos de destruction intérieure et, en greffant au film des ralentis prélevés sur des jeux vidéo, il fait de son montage un art de la décomposition analytique, un choc dont on ressort noué, sauvé à peine par la mélancolie d’une voix off féminine. Car ce petit chef-d’oeuvre d’architecture se permet en plus de poser sur cet ensemble de rage sexuée une douceur poétique. Il y a du Michel Foucault dans son regard de taxinomiste.
« Je perds la mémoire, tu vois. » Ou peut-être l’as-tu enfouie dans les cartons rangés à la cave ? Raddem (Démolition), splendide court métrage de Danielle Harbid, propose de revisiter d’urgence cet abri de guerre, pour que le travail de deuil se fasse : une jeune femme part à la recherche de la photo d’une maison qu’elle n’a pas connue et se heurte au silence des vieux, à la mémoire en friche, achetable pour un ou deux dollars, des jeunes, pasoliniens des rues filmées frontalement, littéralement affrontés dans leur violence. Danielle Harbid, par une lenteur envoûtée, ne filme pas Beyrouth mais la peur qu’inspire Beyrouth, son hostilité physique, sa façon de repousser notre attachement. Trouver la distance, guetter, tout remettre sans cesse en question : « Les photos sont trompeuses, l’envers du décor on ne le voit pas… Tout est resté à sa place. » Constat amer de l’échec d’une guerre à la libanaise, soit une autodestruction stérile.
Et si cette photo recherchée dans Raddem était celle non pas d’une maison disparue mais de « mourants », ceux racontés/rencontrés par Ghassan Salhab dans Beyrouth fantôme, son premier long métrage ? En mettant en place des dispositifs de parole, il tire la cartographie la plus juste du paysage mental libanais : faisant sans cesse l’aller-retour entre la guerre (la part de fiction) et la situation actuelle (l’interview des acteurs), il monte le temps du conflit et celui de son analyse dans des entrechocs de blocs, superposés en permanence dans la vie nerveuse libanaise. Réapparaissant en pleine guerre, dix ans après sa mort officielle, Khalil le fantôme de Beyrouth rappelle, par son immobilité de momie, ce qu’écrivait Serge Daney à propos des acteurs en toge chez les Straub : « Leurs corps statufiés de soldats de plomb risquant à tout instant de se faire dégommer. » Ce revenant impavide contre lequel tout le monde tombe est à l’image de ce film, discret et sec, travaillé de questions vitales, indatable dans le sens où il ne cherche pas avant tout une marque dans l’Histoire mais sa place dans l’espace, sa voie de sortie du deuil libanais : où se placer dans l’espace du plan, de la ville, de la mémoire ? quelle est notre place à tous, les survivants, aujourd’hui ?
Chez Ghassan Salhab, mais aussi chez Ziad Doueiri (West Beyrouth), les ellipses passent sans transformer physiquement les personnages, le travail du temps ne s’additionne pas au continuum de guerre. Ainsi, par-delà les différences stylistiques, leur cinéma oppose un espace précis, stratégique, à un temps de guerre indécis, flou. Comme pour nous dire ceci : la guerre abolit le temps, échappe aux événements, elle n’est que répétition, amnésie, coulée d’instants, confusion, survie, déplacements. Le corps du fantôme de Beyrouth est cette faille de temps, une cible à dégommer. Ce n’est plus le petit soldat, c’est déjà un morceau de mémoire collective autour duquel il faudra d’abord se mouvoir, pour creuser aujourd’hui, d’urgence, son identité. Juste proposition alors du nouveau cinéma libanais : troquer le temps de guerre contre l’espace (intérieur) en guerre.
Le cinéma libanais est aujourd’hui un avion sans aéroport où distribuer les films dans un pays gagné par l’audiovisuel ? comment organiser des aides sélectives sans censure lorsqu’on est divisé en seize communautés ? Et ses passagers commencent à peine à hurler leur urgence de Carthage à Montpellier, de Paris à Nantes, à faire entendre la nécessité enragée de leur place.
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