En s’emparant d’un roman de John Grisham, Francis Coppola semblait opter pour la routine hollywoodienne et le goût du travail bien fait contre l’inspiration du démiurge. Mais sous ses aspects de film standard, « L’Idéaliste » recèle un souci maniaque du détail qui permet de transformer le plomb en or.
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L’Idéaliste est le premier bon film tiré d’un roman de John Grisham. C’est à la fois peu et beaucoup. Peu, parce qu’on est en droit d’attendre de Francis Ford Coppola qu’il s’attaque à des projets autrement plus personnels et ambitieux (et cette adaptation de Sur la route, ça vient ?) ; beaucoup, parce que L’Idéaliste est son meilleur film depuis Le Parrain 3, et le meilleur « film de procès » qu’Hollywood ait produit depuis longtemps. En décidant de s’attaquer à cet auteur à succès dont on n’a jamais lu une ligne, mais qu’on devine efficace et sans génie , Coppola décidait de défier ses confrères sur leur propre terrain, de comparer leur savoir-faire au sien. De ce point de vue, il n’y a évidemment pas de match, Coppola n’ayant guère à forcer son talent pour aboutir à un résultat infiniment plus estimable que Sydney Pollack (La Firme), Alan J. Pakula (L’Affaire Pélican) ou Joel Schumacher (Le Client et Le Droit de tuer ?). Il est d’ailleurs étrange de constater à quel point Coppola, contrairement à sa réputation « d’artiste de la démesure » et de génie flamboyant, récuse toute dramatisation excessive et s’emploie à gérer avec parcimonie la somme d’affects contenue dans le roman. A l’inverse des auteurs en vogue dans le cinéma américain actuel (Cameron en tête), il tend à l’effacement tactique, choisit d’imprimer sa griffe en douce plutôt que de l’étaler. Lui retient ses coups au lieu de les lâcher dans les bâches. L’Idéaliste est un film gagné sur terre battue, un film où chaque point a été patiemment construit.
Pour reprendre la vieille comparaison Coppola/Welles, L’Idéaliste serait Le Criminel, un petit film de commande qui ne la ramène pas. Où il s’agit de transformer la perte d’indépendance financière et de liberté créatrice en gain de respect de soi-même (ne pas faire n’importe quoi…) et de compétence professionnelle (personne ne peut faire mieux…). Il faut donc déplacer les enjeux et reprendre le problème à l’envers. D’où l’attention maniaque portée aux décors, aux costumes et au casting. Comme si le choix judicieux des ingrédients de « la mayonnaise » chère à André Bazin redevenait déterminant dans la réussite de l’ensemble. Comme si le film passait avant l’auteur, les détails avant la vision d’ensemble et le labeur obscur avant l’inspiration fulgurante. Pour Coppola, cette volonté de ne rien laisser au hasard est aussi une manière discrète de poursuivre son obsession du studio, de la chaîne de fabrication raisonnée (Tucker). Mais que ce soit dans l’affirmation mégalomane de Coup de coeur ou dans le profil bas de L’Idéaliste, l’architecte du studio n’a pas changé, sa patte est aussi reconnaissable dans le jeu sur les volumes que dans le travail de ciselage. Il est aussi doué pour la fresque intime que pour la chronique exemplaire. Car comme tous les auteurs (c’est souvent à ça qu’on les reconnaît…), Coppola raconte toujours la même histoire, le même roman d’apprentissage. C’est que lui n’a jamais fini d’apprendre et de (se) raconter.
« Mon père détestait les avocats », commence la voix off du héros pendant que l’écran est encore noir, comme en attente du récit à venir. Le héros a donc fait des études de droit, il est en passe d’accéder au barreau, il lui reste à se constituer une famille éclatée et imaginaire tout en menant ses premiers combats. Pour raconter cette éducation professionnelle et sentimentale, Coppola scinde son film en deux parties : une longue exposition dans laquelle les liens se nouent et une résolution (le procès et sa préparation) qui fixent les pertes et les acquis. Chez Coppola, c’est toujours l’autobiographie qui accouche de la fiction. Le jeune homme en devenir (Matt Damon/Rudy Baylor) devra d’abord trouver un mentor cynique (Mickey Rourke/ »Bruiser » Stone, avocat marron et incarnation à peine décalée de Roger Corman, le premier maître de Coppola), un guide-grand frère qui connaît tous les trucs (Danny DeVito), une grand-mère isolée mais maligne (la vieille dame qui lui loue une chambre), une famille en péril comme « cause » possible (avec mère courageuse, père absent et fils mourant d’une leucémie), une soeur-amante (Claire Danes) à « protéger » d’un mari cogneur, quelques solides ennemis (condensés en Jon Voight, l’avocat sans scrupules d’une grande compagnie d’assurances).
Ainsi muni d’alliés et d’opposants, enfin immergé dans plusieurs systèmes affectifs et sociaux, le débutant absolu va découvrir les ficelles de son métier, apprendre à maîtriser ses effets et faire l’expérience de l’intégrité selon Coppola. Qui a payé pour savoir que si la marginalité peut remporter des succès face au pouvoir, elle ne gagne jamais vraiment, jamais de façon durable et complète. Parce que le pouvoir change d’aspect et se déplace trop vite pour qu’on puisse l’atteindre, parce qu’il faudrait perdre son âme (et donc son talent) pour le terrasser. Comme son héros et comme le John Carpenter de Vampires , Coppola se fait l’avocat d’une cause oubliée (le « petit film » fabriqué avec soin et modestie contre le gigantisme infantile), la gagne et conclut sur une seule certitude : tout sera bientôt à recommencer, avec une autre métamorphose et la même fidélité, dans un autre genre et sur un autre terrain. Toute victoire aussi éclatante soit-elle n’est que de circonstance.
Mais Coppola y croit encore. D’où la jouissance revancharde qu’on ressent lors des scènes de procès, toutes travaillées sur le principe même du film, sur la capacité à assimiler les règles d’un jeu formel, à exceller dans les figures imposées, à y faire passer la variation sans avoir l’air d’y toucher et à inventer ainsi une nouvelle jurisprudence. A l’opposé d’un Eastwood qui se moque bien de la notion de culpabilité pour ne s’intéresser qu’à la manipulation créatrice (Minuit dans le jardin du Bien et du Mal), Coppola joue vraiment sur l’opposition des scénarios et des mises en scène. L’enjeu est lourd, il s’agit bien de rendre la justice, de faire vaciller les puissants et de dévoiler les ressorts d’un système odieux. Il faut donc convaincre le jury/spectateur de la justesse de sa cause. Et c’est là où Coppola fait très fort. En mimant l’apprentissage, en faisant semblant de se confondre avec son héros alors que lui est un expert patenté , il parvient à rendre neuves des recettes éprouvées. Ainsi du vieux coup de la projection en fin de procès, utilisé par Lang dès Fury (1936) et donc un tantinet usé, mais rendu acceptable ici parce que scindé en deux temps.
Coppola filme d’abord les préparatifs de l’interrogatoire en vidéo du leucémique, incapable de se déplacer et entendu au fond du jardin familial plutôt qu’au tribunal. Mais quand tout est en place pour la grande scène pathétique « à faire », il coupe net et repasse à l’histoire d’amour. A la place de la confession de la victime, on verra donc Rudy et la jolie femme battue se donner un rendez-vous secret dans un cinéma vide qui passe L’Amant (drôle de choix, au demeurant). A une captation de la souffrance destinée à un usage public répond la projection d’un désir clandestin. Du coup, l’effet différé de la projection de l’interrogatoire atteindra un degré d’efficacité dramatique maximal lors de la plaidoirie tandis que dans l’esprit du spectateur, deux actions parallèles et qui n’ont aucun rapport entre elles deviendront inextricablement liées : s’il gagne son procès, il aura la fille. Comme quand il usait et abusait du montage parallèle dans la trilogie du Parrain ou Cotton Club, Coppola démontre une nouvelle fois qu’il faut séparer pour mieux réunir. Et parvenir ainsi à un tissu fictionnel dont la fluidité se nourrit de son côté patchwork.
De la même manière, on aura raison d’insister sur le versant réaliste du film, le choix de décors naturels et toute l’attention que déploie Coppola pour faire ressentir l’ambiance particulière de Memphis, ville d’un provincialisme un peu assoupi mais saturée d’avocats avides de dollars. Mais cet aspect quasi documentaire est sans cesse atténué par la condensation théâtrale du tribunal, où il s’agit de faire surgir la vérité (la compagnie d’assurances est coupable, ses responsables doivent payer) en accumulant non pas des preuves mais leur expression spectaculaire (les chiffres accablants qu’assène Rudy sur des cartons, les dialogues nécessaires à la manipulation du jury qu’inscrit DeVito sur son carnet). Cette fausseté accusée, Coppola la dévoile tout entière l’espace d’un mouvement de caméra : quand Rudy et DeVito racolent les accidentés à l’hôpital, ils passent du couloir à une chambre dans le même plan, la caméra les suit en franchissant sans encombre une cloison de carton-pâte. C’est donc bien en usant de ses conventions les plus éculées que le cinéma peut encore trouver une prise sur le monde. Même camouflé derrière la banalité de l’intrigue judiciaire, l’opéra continue de régir l’inspiration de Coppola. S’il a perdu ses ors et pompe, si sa machinerie s’est faite discrète, il répond toujours présent pour charpenter l’investigation et structurer l’ensemble mouvant des passions. Là encore, Coppola ne renonce à rien. Les cintres sont simplement moins « à vue » qu’autrefois. Loin de se réduire à une geste ornementale, cette finesse de trait permet de prendre la société à bras-le-corps et de faire décoller le goût du détail vers la vision du démiurge. Quand un super auteur des années 70 parvient à se changer tout à la fois en cinéaste Metro et en cinéaste Warner, c’est qu’il a encore son avenir devant lui. Les masques du cinéaste deviennent alors sa meilleure fiction.
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