Contre les règles de la musique classique et de la société en général, le violoniste David Grimal a monté un orchestre symphonique sans chef, dont les concerts et les disques financent la réinsertion de sans-abris.
En regardant le judicieux DVD live qui accompagne le dernier album de David Grimal & Les Dissonances (un enregistrement à l’opéra de Dijon de la 5e symphonie de Beethoven – pom pom pom pom), on voit tout de suite qu’il manque quelque chose, ou plutôt quelqu’un : le chef. La quarantaine de musiciens de l’orchestre symphonique est bien là, en demi-cercle concentré. Mais le chef, ce type bien habillé qui mène son monde à la baguette, brille par son absence. Ça se voit, mais ça ne s’entend pas. Selon les spécialistes, cette lecture fougueuse et subtile de la 5e de Beethoven par David Grimal & Les Dissonances, c’est du premier choix. La musique ne converge pas à sens unique vers le chef, elle semble circuler entre tous les musiciens, à l’écoute les uns des autres. Parfois, la caméra se pose un peu plus longuement sur un jeune violoniste emballé, assis avec les autres musiciens.
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C’est David Grimal qui a fondé l’ensemble il y a exactement huit ans. Chef naturel, mais plutôt antichef, ou alter-chef, d’un orchestre qui a choisi une autre voie : Les Dissonances en dissidence, contre les dinosaures. De quoi s’agit-il ? D’une proposition artistique, sociale et politique dans le monde assez conservateur de la musique classique. Un orchestre sans chef, donc. Une rencontre internationale d’artistes volontaristes, musiciens de toutes générations, solistes illustres ou simples instrumentistes, qui créent de la musique collectivement, à partir de la partition, sans direction a priori : pour la beauté de l’art, pour prouver qu’une oeuvre jouée sans chef reste un chef-d’oeuvre. Un hymne à la joie de créer ensemble, pour les bonnes raisons.
http://youtu.be/41OtnutGj-4
Quelques fois par an, ils font des concerts sous l’intitulé « L’Autre Saison » au profit des Margéniaux, une association d’aide à la réinsertion de sans-abris, créée en 2003 par David Grimal en même temps que l’orchestre – le premier concert des Dissonances, c’était déjà pour Les Margéniaux. De temps en temps, ils sortent un album qui recueille les louanges de la critique. Petit à petit, ils font souffler dans l’institution de la musique classique le courant d’air frais (courant alternatif) de l’engagement, de la remise en question, de la recherche du sens.
« Musique classique, ça sent la naphtaline. Je préfère dire musique savante, déclare d’emblée David Grimal. Cette musique paraît pleine de cadres et de conventions, mais au fond c’est sublime, complexe, d’une richesse inouïe. Les compositeurs du passé sont des génies. Les côtoyer, ça donne une perspective infinie à la vie. Je trouve ça très rock’n’roll, plus que des trucs officiellement rock’n’roll. »
Et plus encore que Mozart l’opéra rock, oui. David Grimal est tombé dedans tout petit. Mais déjà un peu à côté. A 4 ans, ses parents l’emmènent voir des concerts d’orgue à Notre-Dame. Puis la famille part au Caire pour le travail de papa, égyptologue. Là, David apprend le violon avec un octogénaire nommé Caruso : ancien prof de guitare de Claude François, sourd, et pas du tout violoniste. « J’étais très doué, mais j’ai eu une formation iconoclaste, j’ai mal poussé. Du coup, à 15 ans, j’ai dû tout réapprendre. » De retour en France, il passe par le Conservatoire national supérieur de musique de Paris, puis se retrouve soliste des plus grands orchestres. Il éprouve le système, qui le mènera en dissidence.
Malgré une enfance en Egypte, David Grimal n’a pas le goût des organisations pyramidales.
« J’ai souffert de voir que ce qui déterminait la carrière d’un musicien, ce sont plus ses relations et sa capacité à ‘convenir’ que son talent ou sa personnalité. La musique classique est devenue un système industriel, formaté, qui fonctionne avec des produits périssables et une recherche de rendement pour faire vivre les intermédiaires. Dans les années 30 à 50, les chefs travaillaient vraiment avec les orchestres. Dans les années 70, la musique classique a commencé à devenir un business très fructueux, avec des grosses agences, des disques vendus en grande quantité. Et c’est parti en sucette. Les chefs sont devenus comme des superpatrons, ils passent d’un orchestre à l’autre, voyagent beaucoup, gagnent des millions. Mais c’est du marketing, il n’y a pas de travail de fond. L’enveloppe est privilégiée par rapport à l’essence. Le public marche, mais les musiciens sont malheureux. La part artistique, l’humain n’ont plus leur place dans ce système. C’est à l’image d’une dérive sociale générale qui m’insupporte. J’ai essayé de réussir, mais je n’étais pas heureux. Ça m’a révolté. La solitude du soliste marketé, ça n’a pas marché avec moi. »
A 30 ans, le violon en berne, David Grimal part marcher, et réfléchir, dans le désert.
« J’avais envie de retrouver le chemin des autres. Pas pour avancer, écraser, réussir, mais pour partager. »
Il crée Les Dissonances en rentrant, déterminé à faire bouger les lignes.
David Grimal aime bien les interviews, parce qu’il peut aussi poser des questions : « On joue pour qui ? », « Est-ce que les artistes peuvent décider ? », « Est-ce qu’on retrouve le temps de faire pousser un arbre, ou est-ce qu’on pose du gazon en rouleaux ? » David Grimal le reconnaît lui-même : la musique n’est pas le sujet – même si l’excellence est exigée. « Je m’intéresse encore plus aux gens qu’à la musique. Les Dissonances, c’est un acte politique. Je viens d’une famille où l’holocauste a causé des dommages, j’ai vu la misère en Egypte. Je ne supporte pas la corruption, l’injustice, le cynisme. J’ai cherché un chemin qui me permette d’avoir une prise sur mon époque, de ne pas subir un ordre injuste. »
Et si tout cela fait un peu héros romantique – David contre Goliath, armé d’un stradivarius millésimé -, rappelons que Les Dissonances ont aussi pour vocation, via les bénéfices versés à l’association Les Margéniaux, de financer la réinsertion de sans-abris, qui assistent en nombre aux concerts de l’église Saint-Leu. « Nous pensons que la musique et la culture font de nous des êtres humains », est-il écrit dans le livret du dernier album des Dissonances. Pas mieux.
Stéphane Deschamps
album Beethoven #5 de David Grimal & Les Dissonances (Aparté/Harmonia Mundi) www.les-dissonances.eu
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