Après Proust (Le Temps retrouvé), Raoul Ruiz s’attaque à Giono. Et on s’attendait au pire, autant l’avouer. Ces écueils propres à l’adaptation littéraire en costumes, Ruiz les évite d’abord grâce à son humilité de cinéaste, son réel intérêt pour un univers nouveau pour lui. Il s’approprie lentement l’œuvre en faisant siens les thèmes de Giono, […]
Après Proust (Le Temps retrouvé), Raoul Ruiz s’attaque à Giono. Et on s’attendait au pire, autant l’avouer. Ces écueils propres à l’adaptation littéraire en costumes, Ruiz les évite d’abord grâce à son humilité de cinéaste, son réel intérêt pour un univers nouveau pour lui. Il s’approprie lentement l’œuvre en faisant siens les thèmes de Giono, ses paysages de la Drôme, la structure narrative du roman et surtout les personnages, tous fascinants d’ambiguïté. La Thérèse du livre et du scénario est ruizienne sans le savoir. Magnifique personnage romanesque, Thérèse (Laetitia Casta) n’est jamais raccord d’une séquence à l’autre : c’est un faux raccord à elle toute seule. Or le faux raccord est une grande figure ruizienne, parce qu’il permet d’oser des hypothèses, de suivre des pistes, mais sans prétendre à l’épuisement naturaliste, à la saisie complète d’un personnage, d’un comédien ou d’un décor.
Comme les souvenirs sensuels du Narrateur de Proust ne raccordent jamais exactement avec le vieillissement de son monde et de son corps, les multiples facettes de Thérèse ? qu’elle soit petite paysanne en fugue, femme battue ou manipulatrice experte ? constituent un kaléidoscope qui ne livre jamais une image figée ou une vérité bien établie. A cette vérité insaisissable répond un monde mouvant, où de somptueux paysages sont traités non comme des vues folkloriques de Haute-Provence, mais comme des échos sensibles à la part de folie des personnages. Leur splendeur originelle répond à la déraison des humains. Ruiz se garde bien de faire enfler son film, se méfiant de tout lyrisme et de toute effusion au profit d’une épopée presque clinique, dont les déchirements se passent de toute psychologie et de toute exhibition. C’est dans une mise à distance généralisée que réside l’émotion qui sourd du film. D’une extrême rigueur dans ses parti-pris de narration et de mise en scène, Les Ames fortes ne cherche pas à se faire aimer. C’est un film qui chuchote son mystère ? et déjoue ainsi tous les traquenards qui le guettaient. Cette volonté de ne pas séduire à n’importe quel prix s’exprime de manière paradoxale dans le choix de Laetitia Casta pour incarner Thérèse. Prendre une aussi jolie fille pour interpréter un personnage privé de toute sensualité relevait de la gageure, presque du gag. Oscillant entre ses moues de petite fille à la peau de pêche et les silences lourds de menaces d’une femme de proie, sa recherche même épouse l’illisibilité essentielle de son personnage. Ce contraste fécond entre un personnage muré et une chrysalide qui se fait papillon n’est pas la moindre réussite d’un film en tout point admirable. Raoul Ruiz est de retour.
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