Il ne faut pas se fier au titre, pas très heureux : Profils paysans, l’approche. Sous ce sobre intitulé, vaguement structuraliste mais vraiment peu engageant, se cache un des plus beaux films de Raymond Depardon, et une nouvelle réussite de la veine documentaire française. Avec ce premier chapitre d’un projet qui devrait en comporter trois, […]
Il ne faut pas se fier au titre, pas très heureux : Profils paysans, l’approche. Sous ce sobre intitulé, vaguement structuraliste mais vraiment peu engageant, se cache un des plus beaux films de Raymond Depardon, et une nouvelle réussite de la veine documentaire française. Avec ce premier chapitre d’un projet qui devrait en comporter trois, et se poursuivre au moins jusqu’en 2006, Depardon réussit le prodige d’entamer un travail de longue haleine tout en se retrouvant au cœur de l’actualité la plus brûlante, presque malgré lui, comme si sa quête intime avait été rattrapée par les gros titres des journaux : la crise de la « vache folle », l’épidémie de fièvre aphteuse, la polémique à propos de l’abattage massif des troupeaux et les combats de José Bové planent au-dessus du film.
S’il présente les différents personnages en voix off, en indiquant leur nom, leur situation géographique et familiale et leur activité, Depardon leur accorde le temps de s’installer devant la caméra, sans chercher à en savoir plus par le biais de l’interview. Ces petits éleveurs existent d’autant plus fortement à l’écran que le film intègre leur pudeur et leur réticence à se laisser filmer, tout en promettant une évolution, un assouplissement progressif du contact entre eux et Depardon, dont rendront compte les deux prochains épisodes de ce feuilleton. La plus grande qualité du film est sa simplicité, son refus de forcer les choses, et la confiance qu’il accorde à la densité humaine de sa population. Si on ressent une véritable empathie entre le cinéaste et ses personnages, on éprouve aussi la distance qui les sépare, puis la réduction graduelle de cette distance. On est d’abord frappé par la beauté des cadres et de la lumière, et impressionné par le poids de la solitude, de la vieillesse et de la maladie. Mais cette splendide sobriété plastique se teinte de drôlerie quand on assiste aux négociations théâtralisées à outrance entre un éleveur et un marchand de bestiaux (« Y vaut pas mieux ton veau ! ») ou au passage de témoin détaillé entre une vieille dame bavarde et un jeune couple qui s’arme de patience. Cette montée dramaturgique est d’autant plus efficace qu’elle ne varie pas quant aux principes de filmage : fixité de la caméra, plans longs et très peu d’éléments de décor.
Car l’économie dramatique du film répond à l’austérité sereine de ses personnages dans sa manière de se contenter de trois types de lieux (les cuisines, les étables et les cours des fermes) pour appréhender toute la complexité secrète d’un monde. Depardon a rencontré beaucoup d’éleveurs pour n’en choisir finalement que quelques-uns. Sur l’excellent principe du « qui peut le moins peut le plus », Profils paysans s’ouvre et s’enrichit sans aucune agitation superflue, sans efforts perceptibles et sans effets voyants. De longs plans fixes sur des conversations de cuisine suffisent à Depardon, grand paysagiste s’il en est, pour rendre sensible la rude beauté de cette moyenne montagne, presque jamais filmée mais toujours présente, car les hommes du film en sont imprégnés. De la même façon, c’est en se passant de tout discours ajouté que le film rend compte de la dureté du métier, de l’isolement qu’il sécrète comme de sa pauvreté fondamentale.
Quand ce premier chapitre s’achève avec les obsèques de son héros, Louis Brès, le film prend encore un peu plus d’ampleur et se met à ressembler à un western, avec le petit cimetière à flanc de colline et les visages graves d’hommes qui savent que leur monde risque de s’éteindre. Et c’est aussi beau que chez John Ford.