C’est dans la commande hollywoodienne que Gus Van Sant continue de s’affirmer comme un cinéaste très personnel : « A la rencontre de Forrester » échappe au sirupeux pour devenir une belle réflexion sur l’idée de transmission.
On peut rester inconsolable du premier Gus Van Sant, celui de Drugstore cowboy (1989, révélation du cinéaste) et My own private Idaho (1991, chef-d’œuvre, un des grands films des années 90). Ou regretter que sa veine la plus acide se soit aussitôt tarie après Prête à tout (1995). Avec Will Hunting, il y a quatre ans, notre trop parfait héros indé renonçait à l’adoration de ses fans, et se commettait sans vergogne avec Miramax pour un mélodrame à Oscars qui provoquait l’explosion des irritants Matt Damon et Ben Affleck mais contribuait aussi à celle du déchirant Elliott Smith (l’album Either/or, avec Between the bars en hymne parfait). Will Hunting restait un bon film, où Van Sant réaffirmait ses qualités de cinéaste sur un matériau délicat à manier. Même Robin Williams était soudain supportable. On pouvait encore croire en ce vieux Gus… Jusqu’à ce qu’il livre le remake de Psychose, entreprise idiote à propos de laquelle on avait préféré se fâcher tout rouge plutôt que de se lancer dans de hasardeuses acrobaties justificatives. Après ça, le pire était à craindre, et aller A la rencontre de Forrester revenait à se rendre, la mort dans l’âme, à l’enterrement d’un vieil ami. Erreur. S’il ne consolera pas tout à fait les nostalgiques du Van Sant première manière, A la rencontre de Forrester est loin du naufrage attendu.
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Premier paradoxe : le film frappe d’abord par ses qualités de fabrication, son façonnage qui ne tourne (presque) jamais au formatage pur et simple. Alors que Van Sant a été initialement adoré pour sa singularité coupante, son étrange univers gorgé de rock et de littérature (rien moins que Shakespeare dans My own private Idaho) et ses personnages d’anges déchus et errants, il paraît en avoir beaucoup rabattu de ce côté-là pour se muer en un artisan old school, un amoureux du dialogue ciselé (même s’il n’en a pas écrit une ligne…), de la direction d’acteur au millimètre et de la production value. Pur travail de commande, comme l’était déjà Will Hunting, Forrester est un rêve de perfection hollywoodienne, un film si soigné qu’il en devient désuet, de la belle ouvrage. C’est devenu si rare que Van Sant peut se permettre de démarrer au ralenti, et de prendre tout son temps pour boucler son affaire. On a donc tout loisir d’admirer l’épanouissement du film, sa part de langueur quand il s’agit de camper des personnages ou de saisir des lieux, son plaisir de flâneur pas pressé d’en finir, ses talents d’observateur.
Au lieu de se précipiter, Van Sant fait durer le plaisir et ne cédera à la grosse cavalerie scénaristique qu’au final, si attendu qu’il en devient jouissif : oui, le méchant professeur sera puni, Forrester/Salinger viendra le démasquer publiquement, et le Bien triomphera. Mais entre-temps, le film aura imposé son rythme de mélodrame à l’ancienne, avec son tempo de jazz qui se répand par nappes concentriques. Avec un autre réalisateur que Van Sant, l’adolescent black, apprenti écrivain-basketteur surdoué, aurait amadoué plus vite le vieil ours écossais reclus dans sa tanière, et le film se serait déroulé comme sur du papier à musique. Tandis que lui se grise de digressions, traite chaque personnage secondaire avec une extrême attention, et transforme ainsi tout ce qu’il y avait de convenu dans ce conte initiatique en une magnifique réflexion quant à la nécessaire résistance au social, l’irréductible part de clandestinité, vieux sujets du cinéaste.
Mais c’est par sa façon d’ordonner spatialement la fascination réciproque entre le jeune Michael Jordan qui noircit des carnets et son mentor hemingwayen que Van Sant s’affirme comme un grand cinéaste formaliste, qui aurait renoncé à son statut d’auteur (mais pourquoi, au juste ?) pour mieux distiller son immense savoir-faire dans des produits mainstream, embellis par la greffe qu’ils subissent, soudain lestés d’attente et de lenteur. Ce qui n’empêche pas le film de se heurter à un écueil d’importance : l’écriture, justement, le travail littéraire. On ne saura rien du chef-d’œuvre unique qu’a livré Forrester avant de s’enfermer et de devenir « The Window » pour les gosses du quartier, une ombre tapie derrière son rideau, sinon son titre (Avalon landing, son Attrape-cœurs ?), et rien non plus des tentatives plus que prometteuses de Jamal. Ça aurait été un autre film, moins hollywoodien, infiniment plus difficile à faire.
Avec beaucoup d’humour et une bonne dose de mauvaise foi, Van Sant s’en sort en filmant le maître et l’élève frappant sur d’antiques machines à écrire, lors de sessions de creative writing qui oscillent entre la parodie (« Cogne les touches ! », « Ecris avec ton cœur ! », n’importe quoi…) et un certain ridicule d’ostentation. C’est la partie la plus faible du film, celle où Van Sant éprouve le plus de difficultés à contourner la vieille convention hollywoodienne de l’apprentissage à vue.
En revanche, il réussit pleinement les deux morceaux de bravoure du film : la première sortie de Forrester pour assister à un match de basket, tentative dont le vieil agoraphobe sortira exsangue, et la grande scène de séduction entre Jamal et sa camarade d’école chic. Là, sur un balcon qui flotte sur la ville dans une nuit moite, Van Sant retrouve toute sa force érotique et chorégraphie une belle danse de désir avec ballon de basket ! entre un adolescent noir très inhibé et une jeune fille blanche, riche mais pas trop jolie. A elle seule, cette séquence aurait suffi à démontrer que Van Sant est encore cinéaste, qu’il sait encore filmer la pulsion sans céder aux sirènes de l’histoire d’amour obligatoire.
Cinéaste, il l’est aussi dans ses choix. S’il n’est pas très difficile de lire une mise en abyme metteur en scène/scénariste dans les rapports entre Forrester et Jamal surtout quand on sait que le scénario est l’œuvre d’un débutant absolu (Mike Rich), comme l’était déjà celui de Will Hunting (dû au tandem Damon/Affleck, alors gamins) , ce film paraît boucler une véritable trilogie consacrée au problème de l’imitation, du faux, de la référence insurpassable. Ce qui permet de mieux comprendre le projet Psychose à défaut d’y adhérer. Alors que Will Hunting et Forrester sont deux réussites de commande, Psychose était un vieux fantasme tout personnel : refaire « plan par plan » son film préféré, et tenter d’introduire la variation sans travestir le même. Entreprise théorique passionnante, ratage pratique complet, puisque Van Sant a démontré par l’absurde que manipuler un élément de la mayonnaise chère à Bazin (le casting, par exemple, sans parler des grotesques rajouts horrifiques) revenait à la réduire à néant.
Cette réflexion s’incarne de façon autrement plus satisfaisante dans les deux mélodrames presque jumeaux qui encadrent Psychose, Will Hunting et Forrester, qui montrent tous deux comment des maîtres déficients et phobiques reçoivent le secours providentiel d’élèves idéaux. La relation thérapeutique est réussie dans la mesure où l’échange se fait dans les deux sens : on se soigne ensemble, l’un l’autre. Alors que Van Sant n’a rien apporté à Hitchcock, sinon renforcer son génie par défaut. Mais ce détour en forme de fourvoiement lui était sans doute nécessaire pour travailler au plus près son grand motif de cinéaste : la transmission.
Du Burroughs de Drugstore cowboy à Forrester, les figures magistrales abondent chez Van Sant, à la fois sublimes et maléfiques. Mais les ogres sont tristes et seuls, emmurés dans leurs défroques, mythes en sursis. Et ce sont leurs épigones qui ont pour mission de les libérer. Comme Jamal plagie Forrester, Van Sant a emprunté à Hitchcock un titre et une manière. Mais le maître n’est pas sorti du tombeau pour soutenir son faussaire. A la rencontre de Forrester est donc l’expression d’un regret, la mise en scène d’un fantasme déçu, d’une folie qui n’a pas été apaisée. La commande répond à une blessure : c’est pour ça qu’elle est si belle.
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