Grand diariste du cinémoi, Dieutre continue, cinq ans après Rome désolée, à creuser le sillon du journal intime avec Leçons de ténèbres, titre emprunté à une œuvre religieuse du musicien François Couperin dont il calque la structure en triptyque. La fiction, les personnages s’immiscent dans son univers, toujours aussi mélancolique, toujours scandé par sa voix […]
Grand diariste du cinémoi, Dieutre continue, cinq ans après Rome désolée, à creuser le sillon du journal intime avec Leçons de ténèbres, titre emprunté à une œuvre religieuse du musicien François Couperin dont il calque la structure en triptyque. La fiction, les personnages s’immiscent dans son univers, toujours aussi mélancolique, toujours scandé par sa voix (relatant ses relations amoureuses à Utrecht, Naples et Rome, ponctuées d’incursions dans la peinture caravagesque du XVI-XVIIe), mais plus diffracté : vidéo, super-8, 35 mm alternent au rythme des visites aux musées, églises, boîtes gay, voyages en train, en auto.
Tel un espion de Le Carré, Dieutre se déplace le plus souvent seul, la nuit, retrouve alternativement ses deux amants barbus, Tadeusz et Werner, qui se confondent étonnamment avec les personnages de Rembrandt, Le Caravage ou De La Tour, et commente ad libitum sa désillusion chronique, les inaccessibles objets de son amour. Esthétique de la confusion savamment entretenue dans un collage harmonieux : entre drague, fist-fucking, tendresse et nostalgie ; entre Tadeusz et Werner eux-mêmes ; entre iconolâtrie religieuse et indifférence profane actuelle ; entre les bas-fonds de Naples bruissant de vie interlope et la musique baroque ; entre noctambulisme homo assourdi par la techno et un moment de grâce où le cinéaste joue du piano ; entre les vanités picturales d’hier et le chaos moral d’aujourd’hui.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La beauté du film réside certes dans une scène de douche filmée en clair obscur ou dans le plan séquence d’un pont transbordeur d’Anvers, dans l’énumération du nom des amants ponctuant un panoramique circulaire sur la Piazza del Popolo, auquel font écho des noms de peintres baroques dans un plan similaire. Mais la vraie force du film est ailleurs, principalement dans la façon dont le cinéaste cristallise, pointe la ?crise de l’attention? de notre temps. Il la concrétise par son malaise, son inconstance. Il dit de Tadeusz malade : ?sa souffrance t encombre? (le texte est dit à la deuxième personne du singulier).
Il s’efforce d’être là, présent, de rester stoïque quand son ami fait sous lui dans sa voiture. Pourtant, tout lui échappe, l’amour, même la tendresse, fugitive, qui dure le temps d’un slow. Irrésolu, instable, il se réfugie dans l’art comme jadis il s’était noyé dans la poudre. Il tourne en rond dans la nuit, dévoré par le feu. Jusqu’à ce que les ténèbres resurgissent et qu’il boucle la boucle en retournant à la case désolée : le deal, le shoot. Film morbide, oui, mais au sens italien de morbidezza, volupté cotonneuse. Heroin.
{"type":"Banniere-Basse"}