Précurseur de “l’écriture de soi”, Annie Ernaux offre, à travers un volume rassemblant toutes ses oeuvres et un recueil de notes, comme une somme d’elle-même. Cohérente et passionnante.
Des photos : une belle fille un peu gauche, comme si elle ne savait pas quoi faire de ce joli corps, habillée à la mode Mad Men, fin des années 50, années 60, puis années 70… ces photos d’elle sur lesquelles elle se basait il y a deux ans pour écrire son plus beau texte, Les Années, mais qu’elle nous avait volées à la vue, les gardant pour elle afin de ne pas troubler notre lecture. Avec la parution de tous ses livres rassemblés en un volume, Annie Ernaux nous les offre comme s’il s’agissait de boucler le cercle d’un travail sur soi, prolongé en toute cohérence par ses carnets.
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On oublie trop souvent qu’avant la spectaculaire Christine Angot, il y a la discrète Annie Ernaux dans la catégorie « écriture de soi », l’inventant ou la réinventant même avec un vrai courage : celui de refuser l’étiquette « roman ». Car il ne s’agit pas d’autofiction chez Ernaux. Peut-être parce que, lorsqu’on vient d’un milieu ouvrier – ses parents le furent avant d’ouvrir un café-épicerie -, qu’on s’en est émancipée en basculant, à force de travail intellectuel, dans la classe des « dominants », la sensation d’avoir trahi reste si prégnante que farder en plus le réel par la fiction serait intenable. La fiction contenue dans le terme « autofiction », Annie Ernaux n’en a pas le luxe. Jouer avec le vrai, le réel, la réalité n’est ni son enjeu, ni son urgence.
Son grand sujet, c’est de parler d’un être aux prises avec un temps donné, une société donnée (ou, dans son cas, conquise). Ce qu’elle fit avec ses parents, La Place sur son père, Une femme sur sa mère. Et ce qu’elle finit par appliquer à elle-même dans Les Années : une vie de femme des années 60 à nos jours, ayant vécu les bouleversements sociétaux d’émancipation des femmes, et les marques qu’ils laissèrent sur sa vie.
Ce qui intéresse dans ce rassemblement de ses textes, c’est de voir à quel point, souvent, ses livres s’accompagnent de journaux intimes. S’il y a Passion simple en 1991, l’histoire de sa passion pour un jeune diplomate russe qui lui est en tous points différent, il y a également Se perdre en 2001, ou les carnets de cette période amoureuse. S’il y a Une femme en 1987, il y a aussi Je ne suis pas sortie de ma nuit en 1997. La littérature d’abord, et dix ans après, comme le matériau, la trace écrite, d’abord pour soi, qu’il va falloir transmuer en livre et offrir aux autres.
Car ces autres vont permettre, par leur existence de lecteurs, comme un travail de dépersonnalisation pour atteindre au sens, bref, tout le contraire du nombrilisme reproché à certains tenants de l’écriture de soi ces dernières années : « J’essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa situation sociale. Cette façon d’écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m’aide à sortir de la solitude et de l’obscurité du souvenir individuel, par la découverte d’une signification plus générale. Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner de sens. » (Une femme)
Ecrire, c’est recadrer l’image à sa convenance : pour Ernaux, ce sera passer du portrait en gros plan à la vue panoramique. Personnage avec paysage ? Plutôt personne avec société. Pour mieux écrire la vie avec tout ce qui la constitue, influe sur elle, la traverse, avec le temps qui la change, aussi.
« J’ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n’est pas assignable à une identité fixe, et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent. »
Croire en ce « je » sans en être dupe, mais le savoir suffisamment « impur », pour ne pas l’imposer dans la péremption monolithique, ni avoir besoin de le grimer sous les fards de l’autofiction. Nous appartenons au décor, nous dit l’écrivaine, qu’on en soit le résultat ou à l’inverse, l’instigateur. Nous ne sommes ni en dehors, ni au-dessus. C’est cette tragédie de tous, ou cet apaisement de tous, qu’écrit Annie Ernaux à travers la sienne.
Nelly Kaprièlian
Ecrire la vie d’Annie Ernaux (Quarto/Gallimard), 1084 pages, 25 euros.
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