A l’heure où le prog-rock commençait à étouffer une génération de lycéens en quête de simplicité, le premier album de Patti Smith, Horses, recentrait le rock sur ses fondamentaux et substituait aux couleurs psyché dégoulinantes un noir et blanc sobre et cinglant. Un extrait du Hors Série Inrocks spécial Patti Smith disponible en kiosque et en ligne.
En 1975, le retour du rock s’est opéré en noir et blanc. Cette année-là, trois albums majeurs ont jeté un sort aux incontinences symphoniques des Yes, Tangerine Dream, Genesis et Pink Floyd et aux polychromies arty kitsch de leurs artworks. Down by the Jetty de Dr. Feelgood, Born to Run de Bruce Springsteen et Horses de Patti Smith se sont d’abord détachés du lot commun par leurs pochettes sobres et cinglantes, armées des ombres et des garages de banlieue déboulant en phalanges serrées : noir et blanc de rigueur donc, retour au portrait, une simplicité et une franchise qui tranchaient avec l’abstraction désincarnée des pochettes réalisées par Hipgnosis, les paysages lunaires sous acide de Yes ou les horribles coloriages et figurines de Genesis.
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Le “soon-to-be-Boss” poussait même l’esthétique du noir et blanc au carré en s’affichant avec sa guitare crème, son blouson et son saxophoniste noirs. Ces visuels basiques et incarnés accompagnaient bien sûr le dépouillement d’une musique qui retrouvait la prééminence des guitares électriques, le raccourcissement des chansons (même si Bruce et Patti ne dédaignaient pas les envolées au-delà des quatre minutes, mais jamais pour étaler une vaine virtuosité instrumentale ni pour épater les bourgeois ou autres supposés tenants de la haute culture), les fondements du beat (et de la bite), des textes plus proches du vécu, une certaine rudesse instrumentale misant plus sur l’énergie que sur la démonstration et, en un mot, le fondement étymologique originel selon lequel rock’n’roll égale sexe.
Rock pompier et têtes brûlées
En 1975, j’avais 16 ans. Soyons honnêtes, ne réécrivons pas l’histoire : moi et mes potes lycéens écoutions à donf’ Yes, Genesis et autres baudruches du rock progressif. On était un peu comme les musiciens de ces supergroupes, on avait envie de complexité, de virtuosité, de solos de gratte à douze tentacules et d’envolées de synthés à mille touches. En fait, on désirait plus ou moins consciemment l’anoblissement du rock, on voulait plaire aux parents, du moins être respectés par eux. “Arrête un peu ton bruit”, nous hurlaient-ils. “Mais eueuh ! non, m’man, écoute un peu Tales from Topographic Oceans, c’est pas du bruit, c’est du rock symphoniqueueuh !”
Les Feelgood, Bruce et Patti ne cherchaient pas, eux, à pactiser avec les adultes, à obtenir le permis de bonne conduite musicale. Les graisseux de Canvey Island étaient les plus lapidaires, prolos angliches fans de musique noire américaine qui torchaient leurs rocks comme on envoie un coup de boule à la sortie d’un bar après huit pintes. Prenez ça dans le bas-ventre et n’attendez pas de nous un sourire : on est des bad boys de derrière les docks, pas des vendeurs d’assurances, nos costards sont une fausse piste. Bruce, lui, souriait, mais son cuir noir, son jean râpé, sa Telecaster écaillée, ses influences Stax-Sunsurf- Dylan-rockab’ et ses textes suintant l’huile de vidange usagée ne trompaient pas sur l’authenticité de la came : rock prolo, quand bien même lettré autodidacte, rehaussé de lyrisme et ourlé d’une touche aristocrate.
Patti était comme une cousine de Bruce, originaire elle aussi du New Jersey, traînant comme lui dans le circuit new-yorkais pré-punk (CBGB et Lower East Side pour elle, Max’s Kansas et Bottom Line pour lui), nourrie comme lui de Kerouac et de poésie beat, mais plus intello et cultivée (Rimbaud, Burroughs). Entre eux, une fraternité distante qui se manifesta plus tard, pendant les années de gloire, avec le single Because the Night, commencé par Springsteen puis offert à Smith, qui le paracheva pour en faire son plus gros hit.
En attendant, Horses était en 1975 le disque des lycées, celui qui passait en rotation quasi continue sur toutes les platines, dans toutes les fêtes. Alors que Down by the Jetty et Born to Run ne dépassèrent pas en France les cercles de fans et de spécialistes, Horses fut la bande-son de l’année, un succès phénoménal et générationnel qui fédéra le peuple rock.
Un salvateur retour aux sources
Chez moi, Feelgood et Bruce tournaient plus souvent que la Smith. Je kiffais son Gloria dépenaillé, mais les longueurs rimbaldo-cassebonbons- pouéteuses de l’album me gonflaient un brin. Ce qui est par contre certain, c’est que Genesis, King Crimson ou ELP ne tournaient plus : jetés à la cave ou refourgués chez Gibert occasion. La rupture épistémologique était actée. Terminés les rêves de respectabilité et les symphonies pénibles de vingt-cinq minutes. Feelgood, Bruce et Patti nous avaient réappris le rock et l’arrogance, le fossé à l’époque infranchissable entre un jeune et un vieux, un ado et des parents.
Vu sommairement, ce recentrage du rock sur ses fondamentaux pouvait apparaître comme réac. Après tout, “retour du rock”, ça fait un peu “restauration”. D’autant qu’il n’y avait pas loin de rock progressif à progressiste, et c’est sûrement ainsi que l’entendaient les manitous et fans du prog-rock. Mais les lois de la politique s’appliquent-elles mécaniquement à la création ? Celle-ci n’est-elle pas faite d’avancées, de stases, de cycles, de reprises, de retours, de spirales temporelles, de sédimentations stylistiques, de circulations incessantes entre l’ancien et le neuf, le connu et l’inédit ?
En l’occurrence, le prog-rock était plus une impasse qu’une avancée, et s’il a finalement connu une descendance tardive à travers une partie de la techno et de l’electro, en 1975, il menaçait plutôt de nous étouffer sous la prétention, le pompiérisme et la technicité stérile. Le retour du rock à la tête duquel chevauchait Patti Smith fut en vérité un salutaire coup de balai qui préfigura d’autres révolutions soniques autrement plus décisives que le énième Pink Floyd, à commencer par l’explosion punk toute proche.
Les Ramones, Television, Noir Désir, Mike Scott, Nirvana, les Strokes, PJ Harvey (et toutes les filles revêches apparues dans le ciel de la musique depuis 1975), tous et toutes sont nés (pour courir) de la cuisse maigrichonne de Patti Smith. En ce qui me concerne, je réécoute toujours Horses. Par contre, je ne sais même pas si Tales from Topographic Oceans est téléchargeable depuis que je l’ai télédéchargé à la poubelle il y a trente-cinq ans.
Serge Kaganski
Extrait du Hors Série Inrocks spécial Patti Smith, 98 pages, 7,90 euros, en vente en kiosque et en ligne ici.
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