Les sondages sont la cible des politiques et des commentateurs. Mais comment sont-ils fabriqués ? Quelle est la véritable influence du pouvoir sur les instituts qui les publient ? Entre fantasmes, théorie du complot, réelles tentatives d’instrumentalisation, il faut faire le tri.
La présidentielle de 2012 ? Ce sont de nombreuses questions sans réponse : Nicolas Sarkozy sera-t-il (pourra-t-il) être candidat ? François Hollande pourra-t-il conserver l’élan de la primaire socialiste ? Marine Le Pen reproduira-t-elle le 21 avril de « Papa Menhir » et sera-t-elle au second tour ? Seules certitudes : ce scrutin marque la victoire des enquêtes publiées, qui ne cessent d’enfler et ont presque triplé en trente ans. Les spécialistes précisent que le nombre de sondages non publiés – baptisés « confidentiels » – est de quatre à huit fois plus élevé qu’avant. A n’en pas douter, le soir du premier tour sera aussi rythmé – comme les crus 2002 ou 1995 – par la condamnation des enquêtes d’opinion par des politiques déçus.
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« Les politiques sont dans leur rôle lorsqu’ils nous fustigent les soirs d’élection. Ils s’adressent d’abord à leurs troupes… on s’y habitue et ça passe dès le lendemain. Mais oui, nous sommes la piétaille de ces périodes ! », philosophe Roland Cayrol (1), directeur de recherche associé au Cévipof (Centre d’études de la vie politique française).
D’autres sondeurs se montrent moins enclins à ces soirées de dénigrement collectif. Le directeur de BVA Opinion, Gaël Sliman, souligne ainsi que « depuis 2002, ce qui est mesuré par les instituts est confirmé par les électeurs et, donc, les sondages sont plutôt bons ! ».
Néanmoins (pour le plaisir), remémorons-nous l’une de ces petites phrases politiques assassines : « On ne peut plus confisquer ni la campagne, ni le résultat dans un pays où le suffrage universel est libre. » Son auteur ? Un certain Nicolas Sarkozy. Colère en 1995 (son mentor Balladur a été débarqué dès le premier tour), l’homme devient « sondomaniaque » sept ans plus tard. Au point qu’en octobre 2009, le député PS Jean Launay épingle dans un rapport parlementaire la sondagite aiguë du chef de l’Etat, le plus grand « président consommateur » de baromètres et autres enquêtes d’opinion de la Ve.
Mais Sarko n’est pas le seul atteint ! Un sondeur raconte (sous le sceau de l’anonymat, afin de ne pas insulter l’avenir) que François Bayrou est venu s’excuser après avoir grogné à l’antenne contre une enquête qui lui était défavorable : « Ce sondage ne traduit pas un mouvement d’opinion, mais fait une opinion ! » C’est d’ailleurs une autre constante de la relation entre politiques et sondeurs : « Il ne faut pas mordre la main de celui qui te nourrit. » Et même si les enquêtes d’opinion ne représentent que très peu – en proportion – du chiffre d’affaires des instituts de sondages (entre 10 et 15 %), elles influent de façon incontestable sur leur image et leur ouvrent des plateaux de télévision prescripteurs pour le reste de leurs activités.
Pour Stéphane Rozès, président du cabinet CAP, le couple maudit politiques-sondeurs se résume d’une formule :
« Nous sommes le pays où il y a le plus de sondages publiés. Et nous sommes le pays où les sondages sont les plus critiqués. Dès qu’il y a interrogation sur un sondage d’opinion, c’est la suspicion et les politiques sont les premiers à faire mine de s’en désintéresser, alors même qu’ils en sont les premiers commanditaires. »
Une relation si particulière que deux sénateurs défendent actuellement une proposition de loi sur les sondages visant « à mieux garantir la sincérité du débat politique et électoral ». Si le texte Portelli/ Sueur a été adopté à l’unanimité par les sénateurs en février dernier, il est aujourd’hui bel et bien bloqué à l’Assemblée nationale. La petite famille des sondeurs, qui passent souvent d’un institut à l’autre et se connaissent bien – avant de se retrouver au pot annuel organisé par la Commission des sondages -, bruit de mille échos.
Nous ne reviendrons pas ici sur « l’affaire » des sondages de l’Elysée, vieille de deux ans, et dans laquelle l’un des conseillers du président de la République – le désormais célèbre Patrick Buisson -, a été cloué au pilori. Interrogé par Les Inrocks, Patrick Buisson n’a pas souhaité répondre à nos questions. Mais selon le rapport de la Cour des comptes de juillet 2009, il a fait réaliser, au nom de son cabinet Publifact, des enquêtes Opinion Way pour le Château… que l’on a ensuite retrouvées dans Le Figaro sans la précision (pourtant légale !) de leur commanditaire.
Dans cet « Elyséegate », l’association Anticor – entre autres -, a déposé une plainte avec constitution de partie civile pour « favoritisme ». C’est le 7 novembre prochain que la Cour d’appel de Paris dira si un juge d’instruction peut enquêter sur ces contrats « sans mise en concurrence » entre la présidence de la République et la société Publifact.
Mais sans attendre que la justice ne passe, l’Elysée a d’ores et déjà changé sa façon de faire : la majeure partie des dépenses sondagières est aujourd’hui réglée par le Service d’information du gouvernement (SIG). Une évolution dont se félicite la Cour des comptes dans son dernier rapport, observant :
« Désormais, les prestations fournies en (études et sondages) sont régies par des contrats au terme d’une procédure de consultation rigoureuse. Au total, les dépenses de communication ont été ramenées de 3,8 millions d’euros en 2008 à 1,44 million en 2010. »
Pour être complet, ajoutons que la commission des Finances de l’Assemblée a demandé il y a un an un nouveau rapport à la Cour des comptes sur « les dépenses de communications » du SIG. Ce rapport, très attendu, devrait être rendu d’ici la fin de l’année. A présent, trois instituts travaillent avec le « Palais » à travers des « accords cadres » : l’Ifop, Ipsos et Opinion Way.
La théorie du complot avancée par certains se nourrit de ce couple à trois :un institut « nouvellement » arrivé sur le marché (Opinion Way a été créé en 2000) ; un conseiller au passé politique marqué (Buisson a travaillé à Minute, un journal d’extrême droite) et des médias complaisants (Le Figaro et TF1). Sans céder à cette théorie, il y a tout de même des faits troublants…
A l’été 2008, Vincent Bolloré (l’homme d’affaires au yacht de la victoire sarkozyste de 2007) devient majoritaire de l’institut CSA. Roland Cayrol s’en va dans la foulée, expliquant ne plus pouvoir » garantir l’indépendance » de l’entreprise qu’il a cofondée. Dans le même temps, Le Parisien, partenaire de CSA depuis trois décennies, rejoint Harris Interactive, où le quotidien retrouve un autre ancien ténor de CSA, Jean-Daniel Lévy. Pour leur succéder, Vincent Bolloré fait appel à Bernard Sananès (qui a conseillé, entre autres, Xavier Bertrand), mais aussi à Jérôme Sainte-Marie, un proche de Buisson.
Dans le milieu des sondeurs, Sainte-Marie est connu pour avoir fondé son propre cabinet en 2008, Isama, et avoir décroché des contrats au SIG alors même que sa structure était balbutiante. L’homme est aussi connu pour faire partie des invités (très) réguliers d’Yves Calvi (C dans l’air, sur France 5) et livrer des analyses surprenantes : « Si Nicolas Sarkozy se présente, c’est qu’il peut gagner. »
« Mais malheureusement, plus personne ne nous croit lorsque l’on parle de conscience professionnelle ! Pour ma part, j’essaie de réaliser les meilleures intentions de vote de ce métier, qui ne gagne rien à ces polémiques et à ces procès en sorcellerie », commente l’actuel directeur du département Opinion de CSA.
Autre fait : entre le 8 et le 11 juillet dernier, quatre sondages ont été réalisés (et publiés) sur la présidentielle de 2012. Par ordre alphabétique : BVA, CSA, Ipsos et LH2. CSA est le seul institut à mettre Nicolas Sarkozy à égalité avec François Hollande (26 points) et devant Martine Aubry (27 points contre 25). Les trois autres instituts donnent entre sept et huit points d’avance à Hollande sur Sarkozy et entre quatre et sept points d’avance à Aubry sur le même Sarkozy. Si les sondages ne sont pas toujours d’accord (loin s’en faut !), il est rare qu’ils ne suivent pas les mêmes tendances.
Enfin, le 30 septembre, la Commission des sondages (pourtant discrète et peu amène à la critique) publie un communiqué sur un autre sondage réalisé par CSA (et publié le 22 septembre par BFM TV, RMC et 20 minutes). On peut y lire que CSA « a fourni des explications qui n’ont pas paru suffisantes à la Commission en ce qui concerne les scores attribués à certains candidats, qui s’éloignent significativement de ceux résultant des redressements annoncés. Dans ces conditions, (la Commission) estime que ces résultats sont dépourvus de caractère significatif ».
Dans cette dernière enquête, Hollande est (cette fois-ci) devant Sarkozy (28 contre 24) et Aubry est aussi en tête (27 contre 25). Deux autres sondages (Harris interactive et LH2), réalisés à peu près aux mêmes dates, donnent entre cinq et dix points d’avance à Hollande, mais placent Aubry à égalité avec Sarkozy ou accordent à la socialiste 4 points d’avance. Alors pourquoi la Commission adresse-telle cette « mise au point » à CSA ? Nous entrons là dans le coeur du sujet…
Il existe plusieurs « modèles » d’études, entre autres les classiques « quantitatifs » et les discrets « qualitatifs ». Il existe également plusieurs façons de questionner les « sondés », par exemple en face-à-face, par téléphone ou « on line » (sur la toile, quoi). Enfin, il existe des règles destinées à permettre aux sondeurs d’extrapoler les résultats obtenus auprès d’une centaine de personnes à l’ensemble de la population. Citons ici les « quotas » ou encore les « panels » (voir le lexique). Pour les intentions de vote, cette boîte à outils statistiques est complétée par les « redressements » si souvent fantasmés. Il s’agit de comparer les résultats de l’enquête réalisée avec les votes réels des derniers scrutins, afin de réduire les marges d’erreur.
Mais revenons aux récriminations de la Commission à l’égard de CSA sur un sondage pourtant dans la tendance des autres enquêtes : cela veut dire que les lignes de redressements (sociologiques, politiques, etc.), présentées par le principal institut tenu par Bolloré (il possède aussi 14 % d’Harris Interactive), n’ont pas convaincu les sages.
La Commission fait donc une mise au point méthodologique.
« Notre rôle n’est pas seulement de contrôler, mais aussi de réguler un marché de plus en plus pressé. En quelque sorte, nous faisons de la soft regulation ! Mais il ne faut pas demander aux sondages d’apporter plus qu’ils ne peuvent », explique Mattias Guyomar, le secrétaire général de l’institution.
Concrètement, la Commission n’accuse pas CSA de manipulation. Et pour cause : soupçonner un capitaine d’industrie de l’envergure de Bolloré de manoeuvres destinées à favoriser un « ami » (serait-il Président en pré-campagne pour sa réélection), est hasardeux. De plus, l’opinion n’est pas si versatile. Les sondages ne sont qu’un moyen parmi d’autres de convaincre : près de 20 % des citoyens ne se décident que dans l’isoloir.
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