Steve McQueen tempère ses prétentions et signe un beau film classique sur l’esclavage, Jonathan Glazer réinvente Scarlett Johansson en mutante très sexy : fin de festival de haute volée à Toronto.
Steve McQueen fait low-profile
Cinq ? Six ? Neuf, peut-être onze ? Le jeu des pronostics avait déjà démarré à peine les lumières de la salle rallumées pour déterminer à combien Twelve Years a Slave pouvait prétendre de statuettes lors de la prochaine cérémonie des Oscars. Un pari assuré tant le dernier film de Steve McQueen (Hunger, Shame), présenté en avant-première mondiale au festival de Toronto, réunit en apparence tous les symptômes du spécimen à récompenses : un grand sujet prélevé dans l’Histoire américaine (la période esclavagiste), quelques stars en hyper performance (Paul Giammati, Michael Fassbender, Brad Pitt), des révélations tardives (le britannique Chiwetel Ejiofor, assez impressionnant dans le rôle principal), un esprit de sérieux pontifiant et une tonalité générale de grand drame lyrique. Mais Twelve Years a Slave est aussi plus que ça, ou plutôt moins : un film étonnamment modeste et discret, un grand-œuvre en rétention dépouillé au maximum des effets de style pompiers et du surmoi d’auteur qui présidaient depuis lors à la filmographie de Steve McQueen.
Délaissant la crête de radicalité arty qu’il occupait dans ses précédents films, sans pour autant renier son goût de la picturalité, l’ex-plasticien emprunte la voie inattendue et captivante d’un classicisme un peu austère, déployant une mise en scène économe, rivée à son sujet. Il fait le récit – based on a true story – du calvaire de Solomon Northup, un afro-américain libre, artiste et lettré, réduit en esclavage par « erreur » pendant près de douze ans en Louisiane. Une tragédie absurde et édifiante déclinée le long d’une ample fresque romanesque qui offre surtout à McQueen de renouer avec son obsession privilégiée : l’épuisement progressif d’un corps soumis à la violence du monde. Twelve Years a Slave est donc avant tout l’histoire d’un chemin de croix, le registre méthodique des tortures physiques et psychologiques infligées à un corps que l’on cherche à effacer : Solomon Northup, une fois devenu esclave, n’a plus de nom officiel, sa peau s’élime sous les coups de fouet jusqu’à disparaître tandis que son esprit se résout peu à peu à l’esclavage.
Cette infernale mécanique kafkaïenne, Steve McQueen la filme certes complaisamment dans ses détails les plus concrets, dans sa violence la plus extrême, frisant la surcharge dramatique à chaque fois que surviennent de nouveaux personnages et rebondissements. Mais il parvient aussi, grâce à la puissance d’évocation sidérante de sa mise en scène, toute en plans nocturnes et stases irréelles, à rendre sensible quelque chose de la pesanteur des corps et de la consumation du temps, à incarner dans sa plus déchirante expression le destin de son héros tragique. Il manifeste une maîtrise absolue de ses moyens, en somme, une force d’autant plus évidente qu’elle ne se drape plus dans son propre génie, qu’elle s’abandonne enfin à l’émotion.
Désirs extra-terrestres
On l’aura attendu et espéré. On se sera même résigné à ne pas le voir cette année, à Toronto, ce film qui nous rendrait fou, cette vibration électrique qui nous sortirait enfin de la routine épuisante d’un festival tentaculaire où les propositions les plus novatrices se noient dans la masse disparate des sélections. Il y avait certes eu de très grands films (L’Amour est un crime parfait des frères Larrieu, surtout), mais rien qui ne nous obsède à ce point, rien qui ne ressemble au genre d’émotion que procure, par exemple, la flèche Holy Motors décochée en plein festival de Cannes. Puis est apparu Under The Skin, le dernier film de Jonathan Glazer, le plus éblouissant de cette 38e édition torontoise, déjà aperçu au festival de Venise, d’où il est reparti sans la moindre distinction.
C’est seulement le troisième long-métrage de l’ancien clippeur et publicitaire britannique, auteur en 2004 du superbe Birth avec lequel ce nouvel opus partage un certain nombre de connexions : même imaginaire hybride, au croisement du réalisme et d’un univers fantastique déviant, même ambition formelle, ici plus audacieuse encore, et surtout même manière de projeter ses fantasmes de fiction sur une star iconique, réinventée par le cerveau malade de Glazer. La star d’Under The Skin s’appelle Scarlett Johansson, elle est mystérieuse, brune, mutique, diablement sexy, et c’est une extra-terrestre dévoreuse d’hommes au sens le plus littéral : une fois la nuit tombée, elle séduit des prétendants qu’elle entraîne dans une chambre noire où ils seront exécutés et dépossédés de leur chair selon un rituel précis. Qui est cette femme, pourquoi a-t-elle ces pulsions carnassières, et que se cache-t-il réellement sous sa peau, le film dévoilera peu à peu ses secrets au rythme hypnotique d’un conte sensuel et morbide, une sorte de série B façon La Mutante revisitée par David Lynch.
A sa manière, Jonathan Glazer raconte en réalité un simple récit d’initiation sexuelle, une découverte du désir dont seules les représentations varient : Under the Skin est un film mutant, organique, sensitif, une expérience abstraite foudroyante de beauté, scandée par des fulgurances plastiques dont la poésie noire et la bizarrerie évoquent les compositions du photographe Andrea Giacobbe. Mais son prodige est d’être plus qu’un bel objet conceptuel : c’est un grand drame extra-terrestre, un chant passionné en faveur de l’altérité, conclu dans un amas de matières en feu le temps d’un épilogue désarmant.