Alors que sort Un été brûlant, son nouveau film avec Monica Bellucci, Philippe Garrel évoque Godard, Nico, Jean Seberg, Louis le fils, Maurice le père, le rock, la vie et le cinéma.
Il y a deux temps dans l’oeuvre de Philippe Garrel : celui des grands éclats poétiques, ces films parmi les plus fous, beaux et aventureux jamais tournés, par un jeune homme de 20 ans au coeur de la secousse sismique politique et culturelle de la fin des années 60 (Le Révélateur, La Cicatrice intérieure, Le Lit de la Vierge) ; et puis le temps de l’autobiographie romanesque (L’Enfant secret, J’entends plus la guitare, Les Amants réguliers), amorcé au tournant des années 80, et dont Un été brûlant constitue un nouvel épisode vibrant. Peu à peu, ce cinéma fait en dehors de tout a infiltré le cinéma français, y a trouvé une place modeste mais sûre (un film tous les trois ans, des acteurs connus qui le traversent). L’émotion que procure le cinéma de Garrel a quelque chose d’unique, comme si les affects s’y présentaient absolument nus. Quelque chose dans le film palpite. Dans sa parole aussi, si rare. Le cinéaste nous l’a confiée pendant plus de cinq heures, un après-midi d’été près de la place Saint-Sulpice à Paris.
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Un été brûlant évoque en bien des points Le Mépris de Godard : l’Italie, le cinéma, une star féminine montrée nue au début… Pourquoi revenir à ce film ?
Philippe Garrel – C’est quelque chose qui a longtemps été naturel en peinture. Dans la peinture classique, les disciples voulaient se rapprocher de l’oeuvre du maître ; ils tâchaient même de refaire les toiles des peintres de la génération précédente qu’ils admiraient. Moi, ça me convient assez de me définir comme le disciple de Godard. C’est mon maître. Il arrive à faire des choses auxquelles je ne suis jamais arrivé.
Quoi par exemple ?
J’ai le sentiment que lorsque la littérature donne vie à des personnages, ce sont les vrais personnages. Au cinéma, c’est interprété par des acteurs, c’est re-vécu, ça devient un calque de la vie. Ce truc-là, les critiques l’appellent le naturalisme, c’est-à-dire de la copie, de l’imitation de la vie. Moi, je n’échappe pas toujours à ce factice. Godard a résolu ça très tôt en tournant au présent. Il crée le plan sur le plateau, avant il n’y a rien, et du coup il n’existe pas un seul plan de Godard qui soit naturaliste. Dans la peinture de la Renaissance, les peintres parlaient d’eux, peignaient des modèles qui appartenaient à leur vie mais ils devaient travestir ça en scènes religieuses. Une fille aimée devenait une sainte ou la Vierge. Abandonner la peinture religieuse pour peindre directement la vie de ses contemporains, ça a été une des grandes ruptures modernes de la peinture.
Godard a accompli dans le cinéma quelque chose d’équivalent. Il a amené la première modernité. En plus, il réussit à faire du cinéma à la fois comme un très grand art et une mauvaise blague, quelque chose qui continue à déranger. Aujourd’hui, on utilise le mot génie un peu à tort et à travers. Ou encore chef-d’oeuvre. Faut se calmer. Mais ces mots-là ne sont pas usurpés pour Godard.
Outre Le Mépris, quelle est l’origine de ce récit ?
Je me suis inspiré d’une histoire d’amour de Frédéric Pardo, qui était peintre, vivait en Italie et était mon meilleur ami. Mais son histoire n’est que l’inconscient de celle que je raconte. J’ai besoin ensuite d’inventer, de modifier, de devenir très romanesque.
http://youtu.be/Zlap_-DyzU4
Votre méthode, consistant à ne tourner le plus souvent qu’une prise par plan, permet-elle d’éviter ce factice, ce sentiment de re-vécu que vous redoutez ? Est-ce une façon de ne pas laisser les choses se figer, de rester sur un surgissement ?
Non, ça n’évite pas ça mais ça permet aux acteurs d’être justes. Parce que c’est la première fois qu’ils jouent la scène pendant que ça tourne et qu’ils sont du coup un peu comme dans l’existence : ils ne savent pas très bien ce qui va leur arriver ensuite. Cette appréhension de la première fois correspond à notre appréhension de la vie. Le naturalisme que je redoute, c’est plutôt celui de la mise en scène. Même si les acteurs sont justes, quelque chose s’installe dans la façon de filmer les choses qui est le contraire de la vie. Pour aller contre ça, chacun a sa méthode.
Ce danger, y êtes-vous confronté seulement depuis que votre cinéma est devenu narratif, au seuil des années 80, avec L’Enfant secret ? Vos grands films expérimentaux des années 60-70, comme Le Révélateur ou La Cicatrice intérieure, ne couraient vraiment pas ce risque, non ?
Oui, vous avez raison. C’est vrai qu’au tournant des années 80, les cinéastes de ma génération, Chantal Akerman, Werner Schroeter, nous qui étions tous très godardiens, sommes revenus vers le récit, le scénario. C’est peut-être lié à la crise, à la fin de la croissance. Quelque chose de la soif d’invention s’est tari, on est entré dans un monde de très grande insécurité et le cinéma est revenu massivement vers le scénario. C’est sûrement là qu’apparaît le danger d’un cinéma qui ne ferait que reconstituer la vie. En même temps, il faut bien partir de sa vie…
Pourquoi ?
Parce qu’on a besoin de tout dire.
Tout dire ? Vos films sont des confessions ?
Quand j’étais enfant, j’hésitais entre devenir avocat ou cinéaste. Jusqu’à ce que j’aie l’intuition que c’était un peu pareil, que ça engageait plus ou moins un rapport au mensonge et à la vérité. Il y a un film génial là-dessus, c’est Maris et femmes de Woody Allen. Il filme pour la dernière fois Mia Farrow et on a vraiment le sentiment qu’il va au tribunal pour divorcer avec sa caméra sur l’épaule. On a envie de lui dire « Hé, protège-toi, tu es fou ! », mais lui il n’entend pas et il fait le dessin de sa femme, de son couple, pendant le procès. C’est fantastique à quel point ce film est un acte au présent, il ne fait plus de différence entre le cinéma et la vie.
Est-ce que c’est parce que vous cherchez ce point de contact que vous avez écrit vos derniers films avec votre femme, Caroline Deruas ?
J’ai souvent fait appel à une femme pour écrire les personnages féminins. Ça a longtemps été Arlette Langmann. Parce que je ne suis pas sûr de comprendre les femmes, que je n’ai pas accès à ce qui se passe dans leur cerveau, à comment marche leur libido, qui est aussi intense que celle des hommes, mais totalement dissemblable. Qu’une femme écrive ça dans mes films, ça produit soudain un angle. Quelque chose se confronte. Ecrire avec sa femme, plutôt qu’avec une femme, ça apporte évidemment quelque chose de plus. Le film s’écrit vraiment dans la chambre.
Et filmer son père, puis son fils ?
Au départ, je les filme pour les voir. Moi, je viens d’une famille où il n’y a pas d’ennemis intérieurs. C’est pas du tout l’ambiance Melancholia (rires). Vous l’avez vu ? La fin est très bien, quand ça explose, ou disons juste avant. Dans ma famille, les relations ont toujours été assez douces. Ça tient peut-être au fait d’avoir des relations artistiques. Au début, Maurice disait : « Il est bien Louis, mais il est trop léger. » Et puis, juste avant de mourir, il a vu Un été brûlant et il a dit « Ah oui, là, tu as de l’or entre les mains ! » Louis, ça lui a fait beaucoup d’effet que son grand-père dise ça juste avant d’y passer.
La mort de votre père paraît inscrite dans le film.
Oui, et pourtant tout a été écrit, tourné, monté avant. Maurice a vu le film.
Un été brûlant est le troisième film où le personnage incarné par votre fils, Louis, se suicide.
Oui, j’en ai conscience. Faut plus que je le fasse. C’est chiant. Je crois que c’est un truc que j’ai fait vis-à-vis de mon père. Pour lui faire peur. A la fin de La Frontière de l’aube, il m’avait dit : « Oh, c’est impressionnant le plan où Louis se fout par la fenêtre. » Comme il n’est plus là, ça ne sert plus à rien de le faire.
Vous avez moins de 20 ans quand vous réalisez vos premiers longs métrages. Quand on revoit un film comme Le Révélateur (1968), on est sidéré par ce que raconte le film sur le couple, la parentalité. Vous parliez de choses que vous n’aviez pas du tout vécues.
Je ne pourrais pas dire vraiment de quelle envie de raconter est né le film. Il a été tourné fin mai 68. J’ai attrapé Laurent Terzieff, Bernadette Lafont et l’enfant, Stanislas Robiolles, et on est partis à Munich louer une caméra et tourner. Les événements de mai n’étaient pas terminés, mais je pensais que c’était fini. Les derniers rendez-vous étaient trop violents, les mecs en avaient trop pris, tout le monde avait peur. La dernière réunion devait avoir lieu au Champ-de-Mars et personne n’est venu. J’ai compris que c’était foutu et je me suis barré.
Sur la route, dans notre camionnette Volkswagen, on a croisé les chars d’Allemagne que de Gaulle avait appelés au secours pour cerner Paris. Et quand on est revenus après une semaine de tournage, la grève générale était finie. Si j’ai fait ce petit film onirique et nomade sur la famille, c’est sûrement parce que, comme la révolution était foutue, ça ne servait plus à rien de parler de politique. Je ne sais plus qui a dit que c’était formidable de faire une révolution mais qu’il ne fallait surtout pas la perdre… (silence) Bon, il vaut mieux perdre en ayant raison que gagner en ayant tort.
La Cicatrice intérieure (1972) est une fable assez abstraite, mais aussi un film sur votre relation avec Nico…
La Cicatrice intérieure raconte une vraie histoire. Au début, il y a le couple. Puis arrive un amant. Puis se déclenche la guerre. Après, je ne sais pas très bien si Nico et moi racontions la même chose parce qu’elle écrivait et jouait en allemand et que je ne comprenais rien. Mais c’est ça qui est bien. Là encore, un angle se forme dans le film, entre le masculin et le féminin. J’ai fait ce film pour la musique de Nico, pour que le film épouse le rythme du disque qu’elle composait. C’était assez dur parce que ce n’était pas vraiment rythmé comme la bande-son d’Easy Rider (rires). C’était des litanies très lentes, j’ai travaillé à retrouver ça dans la mise en scène. J’ai jeté beaucoup de plans, jusqu’au moment où j’en ai trouvé trois que j’aimais. Ensuite je n’ai plus fait que des plans qui s’apparentaient en vibrations à ces trois-là et c’est allé très vite. On a tourné en Egypte, en Californie, en Islande, le tournage s’est étalé sur un an.
http://youtu.be/jDDWztgs06M
Votre place dans le cinéma français a évolué. Vous avez été longtemps en dehors de l’industrie, de tous les financements classiques, et aujourd’hui vous avez une place, même modeste, dans cette industrie.
Autrefois, le fait que je tourne des films qui ne rapportent pas d’argent les condamnait. Depuis le durcissement de la crise, le fait qu’ils ne perdent pas d’argent les rend possibles. Parce que comme je ne suis pas du tout mégalo, je ne fais jamais avec plus que ce que j’ai. Au début, mes films étaient autoproduits. J’ai forgé une méthode qui ne coûte vraiment pas cher. Avec le temps, c’est devenu quelque chose de fiable, rassurant.
Lesquels ont bien marché ?
Aucun. La Naissance de l’amour (1993) s’est planté, mais je l’aime beaucoup. Jean-Pierre-Léaud et Lou Castel y sont magnifiques, le noir et blanc de Raoul Coutard est très beau… Les Amants réguliers (2005) n’a pas fait énormément d’entrées, mais est considéré comme un succès. Il est passé sur Arte, où 180 000 personnes l’ont vu. Puis 38 000 personnes y sont allés quasiment dans une salle pendant cinq mois. Le Vent de la nuit est celui qui a fait le plus d’entrées, 95 000, mais il était sorti avec pas mal de copies.
Vous avez noué une relation avec des cinéastes plus jeunes que vous ?
Leos Carax par exemple. Ensuite, j’aime beaucoup Arnaud Desplechin, Bruno Dumont, Abdellatif Kechiche. En Europe, je trouve que Kaurismäki, Moretti, Almodóvar font des films très beaux. Aux Etats-Unis, j’adore David Lynch et Gus Van Sant. Last Days, c’est un film sublime. Récemment, j’ai retrouvé dans la partie sur l’éducation des trois garçons de The Tree of Life, qui est magnifique, quelque chose de Last Days. Pas du tout sur ce que ça raconte, mais plutôt sur l’absence de suspense, de dramaturgie. On est dans l’accompagnement des personnages, on est là, le film peint juste du temps d’existence.
Cette année, j’ai adoré Black Swan. Je l’ai vu trois fois. Ça m’a sidéré. Là, pour le coup, il y a beaucoup de construction dramatique ! C’est un film académique, mais d’un académisme très moderne. J’adore ça aussi. En plus, le film me renseigne sur ce que produit l’ecstasy. Je n’en ai jamais pris, j’ai arrêté de prendre du LSD en 1973 et je n’ai pas envie de reprendre quoi que ce soit. Je vois bien que, dans les fantasmes de la fille, les images mentales, le dédoublement, le film me parle de ça !
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