Plutôt qu’un bilan historico-politique tranché, une réflexion sur la solitude et la mort, sur les puissances et les limites de l’incarnation des idéaux par un homme.
Mitterrandolâtres, mitterrandophobes, passez votre chemin. Ni hagiographie prosternée ni « inventaire » consterné, Le Promeneur du Champ-de-Mars pose un regard sur le défunt président en juste équilibre entre fascination et nécessaire recul critique. Les barons de la mitterrandie n’y verront peut-être qu’un scandale qui transforme leur maître en vieillard cynique, méprisant et définitivement largué du monde. Quand aux Saint-Just de salon de la génération Montebourg, ils prendront ce film pour un portrait trop aimanté vers l’icône romanesque et trop indulgent ou silencieux envers les zones d’ombre que l’on sait (Vichy, Bousquet, l’Algérie, les écoutes téléphoniques, Mazarine, la « gauche trahie », etc.), ce qui est en partie faux.
Adapté du Dernier Mitterrand, le livre de Georges-Marc Benamou, Le Promeneur du Champ-de-Mars évite la plupart des pièges habituels du biopic (vie résumée au chausse-pied en deux heures, personnage d’exception dont on devine rétroactivement le destin dès l’enfance, etc.) ainsi que la tentation du jugement radical sur le bilan politique du président (ça, ce serait plutôt le boulot des journalistes, éditorialistes, pamphlétaires ou historiens). Resserré temporellement et spatialement sur les dernières années de la vie du président et sur les instants partagés avec le journaliste, le médecin, le chauffeur et le garde du corps (on ne voit jamais la famille, ni les ministres), Le Promeneur du Champ-de-Mars est un portrait en mode mineur, une esquisse sur la difficulté de la transmission entre générations et sur l’ambiguïté d’un héritage politique, une réflexion sur la vieillesse, la solitude, les derniers instants, l’approche de l’ultime et inexorable rendez-vous d’une vie, motifs devenant plus aigus dans le cas d’un personnage aussi ample. Guédiguian ne tranche pas dans les grandes questions comme : Mitterrand a-t-il servi ou trahi la gauche ? Mitterrand était-il un grand homme politique qui a savamment composé avec les dures réalités du pouvoir ou bien un carriériste mégalo qui a bafoué cyniquement les idéaux d’une génération ? Plutôt que d’asséner des vérités définitives, le cinéaste préfère modestement composer son film avec les petites questions, les instants fugaces, les interstices qui contribuent aussi à tisser une vie, à dessiner un parcours. Mitterrand survolait Chartres en hélicoptère et citait Péguy. Il pouvait se montrer savoureusement odieux avec ses convives lors d’un déjeuner d’anniversaire. Il ne pensait parfois qu’à manger, comme un gamin capricieux, regardait avec condescendance ses héritiers socialistes, se prenait pour le dernier des grands présidents avant le règne des financiers ou technocrates, sortait des généralités affligeantes sur les femmes…
Bref, derrière l’imagerie officielle, le film le montre tour à tour malin, caractériel, mégalomane, fin lettré, charismatique, usé, chancelant. Cela passe par la parole mitterrandienne, mais aussi le langage des gestes et des corps : le président soutenu par ses gardes du corps pour sortir de l’avion avant une visite officielle. La démarche difficile et parfois chancelante. Ou cette scène étonnante, qui dévoile le grand homme dans son bain, fourbu, parcheminé, l’épaule frappée d’une grosse ecchymose. Le roi est nu.
Et puis il y a Bousquet, point aveugle du film et de la biographie de Mitterrand. Plus Guédiguian que Benamou, plus gauche sandwich que gauche caviar, le journaliste (Jalil Lespert) revient plusieurs fois à la charge sur le sujet, mais rien n’y fait. Le film a l’honnêteté de ne pas aller plus loin que le vrai Mitterrand et de buter sur cette aporie : le président est parti avec ses ambiguïtés, présent à Vichy puis résistant, philosémite, ami personnel d’Elie Wiesel ou Robert Badinter mais aussi ami et protecteur du grand organisateur de la rafle du Vél’d’Hiv.
Et puis il y a Bouquet. Assez génial, parfois à la limite du cabotinage, ce qui est parfait pour incarner un président cabotin, Michel Bouquet réussit le pari d’être toujours à la fois lui-même, acteur très théâtral, et Mitterrand, président très théâtral. Et de même que l’entourage du président avait du mal à exister en sa présence, les autres acteurs et personnages semblent un peu fanés face à Bouquet. La vie privée du journaliste, ses histoires avec les femmes, ses disputes familiales, sont la partie faible du film, ne transcendant pas une simple fonction utilitaire : montrer la diversité de points de vue qu’inspirait Mitterrand, notamment dans le peuple de gauche. En même temps, ces scènes véhiculent à leur corps défendant un des aspects du sujet Mitterrand : un ogre séduisant, un séducteur dangereux qui dévorait tout autour de lui. Il y a ainsi une lecture gothique possible du film de Guédiguian : l’agonie d’un vampire. Ce qui est sûr, c’est que Le Promeneur du Champ-de-Mars investit plus la dimension théâtrale, romanesque, littéraire, cinématographique du mystère Mitterrand, et que, dix ans après sa mort, le film le représente dans un état spectral transitant par le corps de Michel Bouquet, à mi-chemin entre sa présence contemporaine et les pages des livres d’histoire. Et quoi que chacun pense par ailleurs du bilan politique de l’homme, cette approche romanesque, épurée, grise, ascétique est une bonne nouvelle du côté du cinéma.
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