Bertrand Bonello a réuni un bel éventail d’actrices dans son film sublime sur les bordels des années 1900, « L’Apollonide ». Récit en choeur d’un tournage inoubliable.
Comment naissent les grands films ? A défaut d’identifier le mystérieux principe qui fait la beauté ensorcelante de L’Apollonide – Souvenirs de la maison close, au moins peut-on décrire certaines étapes de sa fabrication telles que vécues par ses protagonistes. Pour le réalisateur Bertrand Bonello, tout est parti d’une fascination ancienne pour le « plus vieux métier du monde », son mystère qui a inspiré tant d’artistes, son lieu d’existence à la croisée des XIXe et XXe siècles :
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« La prostituée traverse l’histoire de la représentation. C’est une figure de proximité et en même temps on ne sait pas ce qu’il y a derrière. C’est un personnage de fiction. Mais plus que la prostituée, j’avais envie de filmer l’espace de la maison close, lieu fermé dans lequel on peut tout inventer. »
Fascination exclusivement masculine ? Aucune des comédiennes du film ne s’intéressait au milieu des amours tarifées ou à la vie des bordels fin de siècle avant d’entreprendre ce travail. Certaines se sont éventuellement posé la question de la nudité, de la représentation du sexe et du rapport au corps, interrogations vite réglées. « Jouer une prostituée, avoir des scènes de nu, ce sont des questions finalement secondaires, explique Adèle Haenel, grands yeux verts et faux airs de garçon manqué. L’ambiance du tournage était un peu vestiaire ! C’est-à-dire que le côté embarrassant du rapport au corps était oublié. C’est comme ça que je l’ai perçu. D’ailleurs, le film reste assez pudique, le sexe y est plutôt mental. »
Pour la réservée Alice Barnole, L’Apollonide fut le tout premier long métrage, baptême du feu redoublé par la singularité de son rôle, celui d’une prostituée défigurée par un client sadique, arborant deux larges cicatrices de chaque côté de la bouche qui dessinent un sourire figé et forcé, inspiré de L’homme qui rit de Paul Leni. « J’étais contente de participer à un film d’époque, raconte la jeune femme de sa voix douce et posée. En revanche, au départ, j’avais passé le casting pour le rôle finalement tenu par Jasmine Trinca. Ensuite, on m’a confié celui de Madeleine. J’étais un peu plus tendue mais je trouvais que c’était un très beau personnage. De la part de Bertrand, c’était une grande marque de confiance pour mon tout premier rôle. A la première lecture, on serait tenté de faire de mon personnage une victime. Bertrand m’a donné la direction opposée : surtout pas de drame, pas de pathos. Le maquillage a été décisif. Quand je le portais, je n’avais plus besoin de me poser trop de questions. »
De son côté, Noémie Lvovsky ne se doutait pas qu’elle jouerait dans le film. Bertrand Bonello lui avait fait lire son scénario, la consultait souvent sur les personnages, comme cela se fait entre collègues.
« Un jour, il me demande ce que je pense du rôle de Marie-France. Au bout de deux heures, il me le propose. J’étais très surprise. Peut-être parce que je réalise. On en a parlé. Mon personnage ressemble à un metteur en scène, elle prépare les filles, les fantasmes des hommes. »
« La maison close est un lieu mental »
La plupart des comédiennes se sont documentées, notamment en lisant l’ouvrage de Laure Adler sur les maisons closes, en regardant les photos, peintures ou films que leur soumettait Bonello. Noémie Lvovsky, elle, n’a pas ressenti le besoin de se lancer dans des recherches approfondies : elle a conçu son rôle non pas comme celui d’une prostituée mais plutôt comme un mélange de chef d’entreprise et de metteur en scène.
Le lien entre maison close et cinéma est sans doute l’un des axes de ce film-monde, ces « Fleurs de Paris », pour faire écho au chef-d’oeuvre de Hou Hsiao-hsien, Les Fleurs de Shanghai (1998), également tourné en huis clos dans l’univers en bulle de la prostitution. « La maison close est un lieu théâtral, un lieu mental, un lieu de film-cerveau, poursuit Bonello. La maison close et la salle de cinéma ne font qu’un, l’extérieur n’existe plus. » Comme dans un film, le temps réel disparaît dans un lieu clos, coupé du monde, jour et nuit s’y confondent, les durées se contractent ou se dilatent.
Dans une maison close, comme au cinéma, il y a un spectacle, des êtres que l’on regarde et d’autres qui viennent voir. La gouailleuse Céline Sallette, qui joue la figure tragique d’une prostituée amoureuse, exprime à sa manière cette fusion théorique entre l’objet film et son sujet : « Au-delà de la prostituée, le cinéma est un truc puissamment érotique. La lumière, l’ombre, l’effleurement… Quand un film ne dégage pas d’érotisme, il est chiant ! »
Autre aspect puissant du film : son hiératisme, sa noblesse, sa façon d’échapper aux pièges classiques qui plombent tant de films – le psychologisme, le sentimentalisme, l’autojustification, le « vouloir-dire ». Mélangeant documentation et fantasmes personnels, Bonello déploie un monde sans rien vouloir démontrer.
« Bertrand a filmé la maison close comme s’il voyait quelqu’un regarder un tableau », remarque Adèle Haenel. « Les sentiments arrivaient mais pas par des indications psychologiques, ajoute Noémie Lvovsky. Il nous indiquait plutôt des gestes, des rythmes, des choses très concrètes. Moi, je voulais toujours entrer vite dans le plan, parler vite, il me ralentissait ! »
« Montrer qu’on a fait de la recherche historique, puis le cacher »
L’Apollonide réussit également à éviter l’écueil muséal des films en costumes, un prodige vu son sujet. Le huis clos participe sans doute de ce miracle, de même que le travail sur les lumières ou la main légère sur la reconstitution d’époque. Mais il y a autre chose : la direction des actrices, à la fois prostituées Belle Epoque et filles de leur temps.
« Il faut montrer qu’on a fait de la recherche historique, puis le cacher, théorise Bonello. Alors on se demande seulement comment donner du présent pur à chaque instant. Le chef déco prend un ensemble d’objets d’époque, mais on en refait certains à neuf. Ensuite, les actrices ont leur diction d’aujourd’hui. La musique n’est pas celle de l’époque. Je maintiens qu’un film appartient toujours à l’époque où il est tourné. Je n’ai pas fait ce film avec une caméra 1900. Donc, pourquoi utiliser forcément de la musique 1900 ? La soul, ce n’est pas théorique. Pour moi, c’est un choix évident qui correspond affectivement à la condition des prostituées. »
De son côté, Céline Sallette s’est davantage inspirée de Roland Barthes que de la vie des prostituées au tournant du siècle :
« Fragments d’un discours amoureux est un livre qui contient de très belles choses sur la peinture de l’amour et qui permettait de nourrir les creux du film. Une phrase de Barthes pouvait m’aider à placer le personnage, la scène à venir. »
Adèle Haenel insiste aussi sur l’apport des comédiennes au processus de mise en scène, « comme les conversations de fond, qui n’étaient pas écrites. Certaines scènes sont nées du jeu des acteurs. Bertrand sait ce qu’il veut, ça c’est clair. Mais il y avait des moments où il fallait remplir les lignes, mettre de la chair sur ce qui était écrit. Il ne se montrait pas très directif, nous laissait un espace de liberté tout en sachant où il voulait nous guider ».
L’Apollonide se déroule tel un trip opiacé, une spirale hypnotique. Il recèle aussi quelques morceaux de bravoure. Une prostituée fait le pantin, une autre subit un casting tel un animal de foire, une visite médicale devient aussi angoissante qu’une séance de torture… Le plan le plus saisissant du film est sans doute celui où « la femme qui rit » pleure des larmes de sperme, image poétique et raccourci poignant de la triste condition de prostituée. « Ça m’est venu au tout début, raconte Bonello. Après, j’étais très à l’aise avec cette idée. Ça fait partie de ce que j’appelle les scènes fondatrices, celles qui fondent ton rapport au cinéma du film. Une fois que j’ai cinq ou dix de ces scènes-là, je sais que j’aurai tout le temps envie de faire le film, même dans les difficultés. Cette image, je l’ai ressentie au premier degré. En préparant le film, une prostituée m’a dit que c’était ce qu’elle ressentait : à un moment, il y a un trop-plein qui ressort par les yeux. »
Comment la débutante Alice Barnole a-t-elle vécu cette image ? « J’appréhendais un peu, mais je l’ai trouvée très forte. A Cannes, cette scène a déclenché des rires nerveux : elle a touché quelque chose de sensible chez les spectateurs. »
« Pas de nostalgie des maisons closes »
Film-trip, film-cerveau, film qui intègre dans sa forme même le cinéma que chacun se fait, client de bordel ou spectateur entrant dans une salle obscure, L’Apollonide possède aussi une dimension plus prosaïque, voire politique, celle d’un rendu réaliste de la vie quotidienne des travailleuses du sexe il y a cent ans. Bien que la question du féminisme ne soit pas son objet de départ, le film sort dans le contexte post-affaire DSK, qui a porté à incandescence tous les débats sur les relations hommes-femmes, la place de la sexualité dans la vie publique, les processus inconscients à l’oeuvre dans une société dominée par les hommes.
Ce contexte est-il un bien ou un mal pour L’Apollonide ? Le film peut-il ou doit-il échapper à ces problématiques ? Alice Barnole se lance :
« Les féministes y prendront certainement ce qui leur convient. Mais je pense que tout le monde va y trouver ce qu’il a envie d’y voir. Il n’y a pas de discours dans le film, et sûrement pas de nostalgie des maisons closes. »
Sans entrer dans le vif de ce débat, Adèle Haenel évoque le regard que le film porte sur ses personnages féminins : « Le film ne montre pas les filles seulement comme des objets de désir, mais aussi dans leur travail quotidien. Cela génère du respect pour elles. »
Plus virulente, Céline Sallette défend le film ainsi qu’une certaine idée de la féminité, voire du féminisme : « Des grands personnages féminins au cinéma, il n’y en a pas tant que ça. Le film montre des femmes prises dans le désir des hommes, mais c’est exactement son sujet. Et alors ? Il y a des femmes qui veulent échapper à tout désir. Ce féminisme-là ne m’intéresse pas. Si on accepte de vivre, on se retrouve forcément à un moment pris dans le désir d’un autre ! Si on refuse le jeu de l’amour, on se prive d’un grand pan de la vie. »
Féministe ?
Et qu’en pense l’homme au centre du film ? L’Apollonide véhicule-t-il par essence un point de vue masculin ? « Je ne suis ni une femme ni une prostituée, admet Bonello. L’idée était de se mettre à côté d’elles mais pas à leur place. En termes de mise en scène, ça se traduisait par des détails comme filmer la femme au coeur du plan et l’homme en périphérie. Il fallait les filmer sans discours ou théorie préconçue. Je n’ai pas essayé de diriger mes actrices de façon autoritaire. Je me suis approché d’elles. Comme un peintre expressionniste, on garde le trait un peu flou, on n’appuie pas, on reste à une certaine distance. »
Cette distance suffit-elle à préserver le film de toute lecture politique schématique ? Le cinéaste se tourne vers les femmes : « Certaines le jugent féministe, d’autres disent qu’on ne doit pas traiter ainsi les femmes. Je trouve très beau que des femmes se réapproprient ce film comme objet féministe. A l’inverse, je sais que les jurés féminins de Cannes l’ont desservi. Je n’ai pas commencé ce film avec de grandes idées générales sur la condition féminine, sinon je serais allé dans le mur. »
« J’ai aimé voir mes copines bien filmées »
Si le monde s’est fondé sur la domination des femmes par les hommes, le film, malgré son sujet, échappe à la question de la guerre des genres par sa puissance esthétique, sa tonalité à la fois entomologiste et fantasmatique, sa force de machine-cinéma. Il suffit de voir Bertrand Bonello, le plus fin et doux des hommes, pour évacuer le moindre soupçon de machisme. De regarder aussi les yeux brillants de ses comédiennes pour constater que ce tournage fut pour elles une expérience inoubliable.
Rencontrées séparément, toutes ont souligné l’ambiance de camaraderie, d’émulation et de solidarité qui a soufflé entre elles tout au long du tournage. Des amitiés durables se sont tissées, si on en juge par leurs embrassades et rigolades le jour où elles furent réunies pour la session photo. Toutes ont gardé de Bertrand Bonello l’image d’un cinéaste qui savait exactement ce qu’il voulait mais qui leur a laissé une grande marge de liberté pour élaborer leurs personnages et s’épanouir en tant que comédiennes. Avec son ressenti d’actrice en tout début de carrière, Adèle Haenel résume bien l’aventure de L’Apollonide : « En découvrant le film, j’ai aimé voir mes copines respectées, bien filmées. C’était leurs personnages mais aussi elles, vraiment elles. J’ai trouvé ça très beau. »
Serge Kaganski
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