Un acteur vieillissant joue sa peau dans un dernier rôle : tomber amoureux d’une jeune homosexuelle. Ou le désir comme jeu de dupes mis en scène par Philip Roth dans l’un de ses subtils romans.
Bandera ou bandera pas ? Bandera, que l’on se rassure. De Portnoy et son complexe au Rabaissement aujourd’hui en passant par La bête qui meurt, l’érection s’est imposée chez Philip Roth comme un formidable levier à fiction, un point central autour duquel s’organise l’écriture, un enjeu littéraire. Et cela sans l’ombre d’un machisme, encore moins d’une misogynie : l’érection, c’est une colonne vertébrale qui permet de se maintenir en vie, et être en vie chez Philip Roth, c’est donner du plaisir à une femme – consentante, cela va sans dire.
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Et puis il y a quelque chose de génialement féminin chez cet écrivain souvent présenté comme l’homme par excellence, à travers ce besoin de mots pour entourer le sexe, le vivre, ce besoin d’élaboration de situations à travers un livre, de mises en scène et de jeux de rôle comme conditions (ou garanties) de l’érotisme. Et c’est là qu’on en arrive au Rabaissement, son nouveau roman traduit en français, quelque peu malmené par la presse anglo-saxonne à sa sortie en 2009, mais qui se révèle peu à peu comme l’un de ses plus subtils.
Au centre de cette scène que va être le roman, qu’est peut-être même toute vie ou tout désir selon Roth, un acteur sexagénaire qui ne parvient plus à jouer. D’emblée, la première phrase est formidable : « Il avait perdu sa magie. » Tout est dit d’une incapacité soudaine, due à l’âge, de jouer un rôle, de l’habiter, d’y croire. Comment vivre, nous demande Roth à travers Axler, si l’on ne croit plus dans ce jeu de rôle qu’est l’existence ? Il va moins s’agir de « mentir vrai », ce poncif dont on nous rebat les oreilles au sujet de la fiction, que de « jouer juste » : bien jouer, c’est y croire, perdre la conscience qu’on joue.
Car même quand Axler se met à avoir envie de se foutre en l’air, « il n’arrivait pas à se convaincre qu’il était fou, pas plus qu’il n’était arrivé à convaincre ni lui-même ni qui que ce fût qu’il était Prospero ou Macbeth. Même comme fou il manquait de naturel. Le seul rôle à sa portée était le rôle de quelqu’un qui joue un rôle. Un homme sain d’esprit qui joue un fou. Un homme maître de soi qui joue un homme désemparé. »
On ne sait pas qui a inventé le sexe, mais comme disait James Ellroy, on aimerait bien savoir sur quoi il bosse en ce moment… Le sexe, ce domaine où, pour jouir, on ne fait plus qu’un avec son rôle, et où la scène se joue au présent irréductible. C’est la dernière scène où va évoluer Axler, parvenir à habiter son rôle à la seule condition de faire jouer un rôle à l’autre. Pegeen, la jeune femme de vingt-cinq ans sa cadette qui débarque un jour dans sa maison de campagne alors qu’il vient de sortir d’HP pour dépression, fille de ses amis qu’il a connue nouveau-née, a vécu « en lesbienne depuis qu’elle avait 23 ans ».
Comme sa compagne vient de décider de changer de corps pour mieux vivre le rôle qui lui convient – être un homme hétéro -, Pegeen a décidé de changer de rôle elle aussi et de se muer en femme hétéro. Axler fera partie de la panoplie, devenant même le metteur en scène de cette actrice (re)naissante, lui payant robes, souliers à talons hauts, maquillage, bijoux, nouvelle coiffure. Exit le look « butch » de la jeune femme… mais quid de sa sexualité ? Roth aborde frontalement la question dans le troisième chapitre, intitulé « Le Dernier Acte » – ce qui nous met la puce à l’oreille quant au dénouement, à vrai dire déjà contenu dans son commencement :
« Les douleurs liées à sa colonne vertébrale empêchaient Axler de faire l’amour dans la position du missionnaire, ou même sur le côté. Aussi restait-il allongé sur le dos, et c’est elle qui le chevauchait, en s’appuyant sur les genoux et les mains pour ne pas peser de tout son poids sur son pelvis. Au début, une fois perchée là-haut, elle perdait tout son savoir-faire, et il dut la guider des deux mains pour lui expliquer comment s’y prendre. ‘Je ne sais pas quoi faire’, avait timidement dit Pegeen. »
Dans ce merveilleux jeux de rôle, ou de dupe, qu’est le désir, qui baise qui ? Celui qui peut s’offrir le luxe d’espérer encore la possibilité de multiples rôles à venir, ou celui qui sait que ce sera son tout dernier, qu’il n’y aura plus jamais d’autre convocation sur cette scène enchantée qu’est la vie. Reste alors à se rabaisser à un ultime rôle, celui qui ne trompe pas, auquel tout le monde croit, où vous êtes le plus convaincant, et cela pour toujours : la mort. On ne lit pas Philip Roth pour sa joie de vivre – on le lit parce que ses livres sont sexuels, car, comme le sexe, tiraillés entre plaisir et inquiétude, purs moments où l’on se confronte à l’éclat jouissif, blessant, de la vérité alors que l’on tentait de se perdre.
Nelly Kaprièlian
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