C’est en trouvant les clés d’une égalité réelle et novatrice que notre société se dotera d’un projet commun viable pour les décennies à venir, clame le politologue Pierre Rosanvallon dans un essai capital.
La démocratie, la question sociale, l’Etat-providence : l’historien et philosophe Pierre Rosanvallon travaille depuis le début des années 80 sur les transformations de nos sociétés capitalistes, sur leurs dérives et les moyens d’y redéployer un souffle social et démocratique. Professeur au Collège de France et fondateur de La République des idées, lieu vivant de rencontre et de publication de chercheurs en sciences sociales sur l’écologie, la fiscalité, le travail, il élargit aujourd’hui sa réflexion à la question cruciale de l’égalité, dans son livre La Société des égaux.
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Quelle est cette « crise de l’égalité » que traversent selon vous les sociétés contemporaines ?
Pierre Rosanvallon – Je pars d’un double constat. D’abord ce qui saute aux yeux : l’explosion, dans le monde entier, des inégalités de revenus et de patrimoine, et l’accaparement par 1 %, voire 0,1 % de la population, des fruits de la croissance. Outre cette crise arithmétique de l’égalité, il existe plus profondément une crise sociale qui résulte d’une forme de décomposition des sociétés démocratiques contemporaines.
Sur quoi repose cette décomposition ?
D’abord sur la multiplication des phénomènes de séparatisme social. La sécession des riches en groupes homogènes en est le phénomène le plus marquant mais il y a aussi une logique de ghettoïsation généralisée. Il n’existe plus tant de communautés nationales qu’une juxtaposition de mondes calfeutrés dans leur homogénéité. C’est pourquoi je parle de « dénationalisation » des démocraties. Les sociétés ne font plus corps. Cette décomposition a aussi une dimension morale qui se traduit par un déclin de la confiance. Les gens ne se comprennent plus. Or l’origine historique des démocraties, c’est précisément que des gens différents puissent vivre ensemble.
En quoi nos démocraties actuelles s’éloignent-elles du modèle fondateur du XVIIIe siècle que vous analysez dans le livre ?
La démocratie n’est pas seulement un régime mais une forme de société. Le moteur des révolutions américaine et française du XVIIIe siècle était de la penser sur le mode de ce que Tocqueville appelait une « société de semblables ». La référence à l’égalité s’imposait comme centrale.
Comment expliquer le paradoxe que vous soulevez : l’écart entre une conscience générale du problème et l’inertie de l’action publique pour y remédier…
Nous trouvons que ces inégalités, considérées globalement et objectivement, sont insupportables. D’autant plus que leur accroissement a été brutal depuis une vingtaine d’années, marquant une régression – une contrerévolution, même -, par rapport à la correction au long terme commencée dans les années 1900 avec la création de l’Etat-providence, l’invention de l’impôt progressif sur le revenu et les grandes lois sociales organisant le travail. Mais d’un autre côté, quand chacun juge aussi les choses à partir de la situation particulière dans laquelle il se trouve, il s’avère dans ce cadre plus réceptif aux thématiques du mérite ou considère légitime l’existence des différences. Le rapport aux inégalités est donc ambivalent. Cette dissociation participe d’un mécanisme sociologique classique : on déplore les conséquences de faits dont on tolère les causes.
Mais n’est-ce pas la limite sur laquelle chacun bute aujourd’hui ? Que fait-on fait individuellement de cette question ? La réduction des inégalités ne concerne pas que l’Etat, mais nous-mêmes, dans nos pratiques sociales, comme le choix de l’école, par exemple.
On sait en effet que l’école reproduit les inégalités et ne donne pas ses chances à chacun. En même temps, beaucoup tentent d’échapper à la carte scolaire. La question n’est donc pas simplement de résoudre la question des 0,1 % les plus riches, il y a aussi un fait social global dont il faut partir. C’est pour cela que mon livre ne s’appelle pas « Pour réduire les inégalités scandaleuses », mais La Société des égaux : pour montrer que c’est le lien social en général et pas seulement la réintégration des riches dans le monde commun qui importe. On ne peut se contenter d’augmenter le taux marginal de l’imposition du revenu, même si j’en suis évidemment le partisan le plus chaud.
Au-delà de l’enjeu de la richesse, que faut-il faire ?
Il ne suffit pas d’en appeler aux bons sentiments et à la solidarité. Il faut souligner que l’inégalité a un coût très élevé pour la société. Une société plus inégalitaire est une société plus violente, une société dans laquelle les dépenses de santé sont plus élevées, dans laquelle la qualité de vie tend à se dégrader. Une société de l’inégalité a un coût général pour tous, une société moins inégale est une société profitable pour tous.
La conscience d’un monde commun ne progresse-t-elle pas néanmoins, comme le prouve aujourd’hui la question écologique ?
Depuis une vingtaine d’années, la conscience d’un monde commun s’est développée à partir de la réflexion sur l’environnement. Le sentiment que nous sommes tous dans le même bateau s’est imposé au niveau de la planète. Ce sentiment de former un monde commun et de devoir reformuler notre rapport à la nature manifeste une révolution intellectuelle et peut être une révolution politique dans le monde à venir. Mais nous n’avons pas encore opéré la deuxième révolution, celle qui reconnaît que nous sommes dans le même bateau pour « faire société » au niveau national. Problème beaucoup plus exigeant. Car cela implique des actions de redistribution que le souci écologique ne requiert pas. La solidarité de citoyenneté est plus coûteuse que la solidarité d’humanité. D’où l’urgence de revenir à l’esprit de la révolution démocratique.
Quelles peuvent être les modalités de cette nouvelle idée d’égalité ?
Il existe trois façons pour les individus d’être égaux : une égalité de position, une égalité d’interaction, une égalité de participation. L’égalité de position repose sur un principe de similarité. Les individus peuvent vivre ensemble parce qu’ils occupent une position équivalente : c’est le principe de similarité. Dans une société des semblables, il n’y a pas de supériorité naturelle, pas de privilèges. C’est un principe universalisable, la règle que chacun a intérêt à adopter. C’est un premier acquis des sociétés démocratiques qu’il faut revivifier, car aujourd’hui le fait de vivre dans une société de semblables semble loin d’être évident : il y a des discriminations, des humiliations, des manques de respect… Dans la ville, le travail, il y a beaucoup à faire pour redonner consistance à cette société de semblables.
Sur quoi repose l’égalité d’interaction ?
C’est un deuxième principe universalisable, fondé sur les règles de l’échange social. Au moment des révolutions américaine et française, le marché apparaissait comme progressiste dans la vie économique car il mettait tout le monde sur le même plan. Aujourd’hui, le marché ne peut plus représenter la règle d’interaction entre les individus. D’où la montée en puissance du principe de réciprocité. La vie sociale ne demeure que si elle repose sur l’égalité d’implication des individus. Or les défauts de réciprocité sont très nombreux aujourd’hui dans le rapport des individus aux institutions, aux prélèvements, à l’engagement. Le sociologue Richard Sennett faisait remarquer que dans les sociétés contemporaines, plus encore que l’inégalité, l’insupportable tient au fait qu’un individu doive se soumettre à une règle collective et que d’autres y échappent. Quand il n’y a pas de réciprocité, la défiance règne, et quand la défiance règne, chacun réinvente ses règles et empoisonne la vie sociale.
L’égalité de participation ?
Le suffrage universel en est l’expression centrale. La voix de chacun compte de la même façon, l’ignorant et le savant se retrouvent à égalité. Mais aujourd’hui, on a besoin d’une égalité de participation plus exigeante. Il faut des formes de participation plus continue. Restaurer le sens d’une « communalité », ce qui est différent de viser l’homogénéité. Cela suppose de multiplier les espaces publics ; de développer aussi la connaissance sociale des différents mondes, l’ignorance étant la mère des préjugés. Sieyès disait en ce sens dès 1789 que le progrès de la démocratie était indexé sur la multiplication des places publiques et des trottoirs.
Comment articuler, dans cette reconstruction de l’idée d’égalité, le semblable et le singulier ? Est-ce possible d’être à la fois égal et égoïste ?
Les sociétés démocratiques doivent concilier les deux. Les services publics organisent un espace de circulation commun, mais d’autres formes réclament de la singularité. Les services publics doivent ainsi marcher sur deux pieds : produire plus de commun et mieux s’adapter aux individus. Voilà pourquoi on ne peut pas opposer, comme certains le font, le développement de l’individualisme moderne et le sens du collectif. C’est la tentation de l’approche néorépublicaine de dire que l’individualisme contemporain a pourri le sens du collectif, a fait disparaître la volonté générale derrière les caprices individuels. Je pense que les deux tendances doivent fonctionner de pair.
On ne doit pas penser l’individualisme comme un repli, une atomisation mais aussi comme la recherche de la construction positive d’un sujet. Il existe une grande différence historique : au XVIIIe siècle, l’individualisme se voulait universalisant ; être un individu, c’était être quelconque. Les artistes ont ensuite développé un individualisme de distinction. Sentiments démocratiques et aristocratie du goût voisinaient chez eux. Aujourd’hui, l’aspiration à la singularité s’est généralisée. Chacun veut à la fois être quelconque et quelqu’un, se faire reconnaître comme personne unique.
Comment analysez-vous les propositions de la gauche sur cette question ?
Les forces de gauche rencontrent une vraie difficulté : elles participent d’une indignation générale en n’y répondant qu’à coup de politiques sectorielles. Celles-ci sont certainement nécessaires, mais il faut leur donner une ligne directrice, autour de cette notion d’égalité. Celle-ci a déjà connu une première panne au XIXe siècle, laissant prospérer une idéologie justificatrice des inégalités, ou provoquant la nostalgie d’un retour à un monde homogène et désindividualisé comme dans l’utopie communiste.
Il faut forger une interprétation contemporaine à l’ancien esprit révolutionnaire de l’égalité. L’égalité, ce n’est pas seulement la réduction des inégalités mais un principe constitutif d’un type de lien social. Elle dessine de cette façon la perspective d’une démocratie intégrale.
Vous annoncez dans le livre un prolongement à venir de cette réflexion. Vers où ?
Ce que j’ai ouvert avec une théorie de la réciprocité, de la singularité et de la communalité doit se développer. Mais il y a une question que je n’ai fait qu’esquisser : celle du rapport entre la lutte contre les inégalités dans chaque société et la lutte mondiale contre les inégalités. La société des égaux, oui, mais pourquoi pas l’humanité des égaux ?
Comment situez-vous votre travail et votre engagement dans le champ intellectuel ?
Je ne pense pas occuper la place de l’intellectuel engagé à l’ancienne. Celui-ci réinvestissait son capital de notoriété dans ses prises de position. Ce modèle reposait sur le fait d’un accès limité à la parole publique. Or cet accès s’est universalisé. On n’a plus besoin de l’intellectuel engagé pour dire que les situations sont insupportables : les indignés n’ont pas besoin de porte-parole extérieur. Le rôle de cet intellectuel correspondait à la vision d’une société muette, totalement aliénée et dominée. Ce monde est derrière nous. En revanche, il existe un double besoin : une production de connaissances sur l’état de la société qui soient socialement appropriables, et une attention à la société, où l’on poserait les bonnes questions, afin de transformer une perplexité diffuse en un questionnement organisé.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
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