Alors qu’il va quitter son poste de président de la Cnil pour se consacrer à sa réélection au Sénat, Alex Türk défend son bilan et s’inquiète de la prolifération des outils de surveillance.
Vous allez quitter votre poste de président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) pour vous consacrer au Sénat, pourquoi ce choix ?
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Le gouvernement a décidé que l’on ne pouvait plus être président de la Cnil et sénateur, j’en ai donc tiré les leçons qui s’imposaient. J’ai préféré démissionner à quelques jours de la fin de mon mandat afin que le choix soit clair pour les électeurs sénatoriaux. Je ne retournerai pas à la Cnil.
Estimez-vous avoir été délibérément évincé par le gouvernement ?
Il y a une certaine étrangeté. Quand un amendement sort et qu’il ne concerne que vous, vous êtes obligé de vous dire que c’est un peu curieux mais sur le fond, ça ne me choque pas. Ça signifie qu’il est aujourd’hui trop difficile d’accomplir ces deux fonctions en parallèle.
Président de la Cnil depuis 2004, vice-président depuis 2002, quel bilan faites-vous de votre action à la tête de cette institution ?
Nous avons vraiment adapté la Cnil au temps moderne. Quand je suis arrivé au sein de cette institution, elle était très académique avec des juristes qui accomplissaient un travail de fond mais sans véritable ouverture vers l’extérieur. Il n’y avait pas de service de presse, d’accueil au public, de contrôle, de sanction ou d’expertise technologique, nous avons dû les créer. Le budget et le personnel ont plus que doublé durant ma présidence. Il y a six ans, je n’aurais pas osé rencontrer les patrons de Microsoft, Google ou Facebook. Aujourd’hui, la Cnil peut organiser des réunions de travail avec eux sans nourrir de complexes.
Vous avez particulièrement travaillé sur la vidéosurveillance, quelles sont les avancées que vous avez pu obtenir dans ce domaine ?
Notre grand succès est d’avoir pu obtenir un contrôle national dessus. Aujourd’hui, la Cnil peut superviser n’importe quel système de vidéosurveillance sur tout le territoire français, c’est une avancée extraordinaire. Nous allons pouvoir proposer des solutions et éventuellement des sanctions pour améliorer ce système de surveillance.
Quelles solutions préconiseriez-vous pour améliorer la Cnil ?
Je pense qu’elle doit acquérir une véritable indépendance vis-à-vis de l’Etat. Pour cela, j’avais souhaité qu’elle puisse être financée par les acteurs de l’Internet sous la forme d’une cotisation annuelle, à l’image de ce qui est pratiqué en Angleterre. Le gouvernement a rejeté cette idée qui aurait pourtant permis de doubler le budget de cette institution tout en lui octroyant davantage d’autonomie.
Dans votre livre, La vie privée en péril, vous affirmez que nos libertés individuelles sont en danger. Quelles sont ces menaces ?
Nous sommes rentrés dans une société numérique sans avoir réfléchi ou évalué les conséquences qui s’appliqueront sur l’exercice de nos libertés. Le développement de la vidéosurveillance, de la biométrie, de la géolocalisation ou des réseaux lance pourtant un défi à l’ensemble de notre société. Je ne conteste pas l’utilité de ces technologies nouvelles mais je pose la question des conséquences qu’elles pourraient avoir sur l’exercice quotidien de nos libertés fondamentales. Le fait de pouvoir être totalement géolocalisé par notre téléphone portable ou d’être systématiquement pisté par la biométrie ou la vidéosurveillance doit nous faire réfléchir.
Quel regard portez-vous sur la mise en place d’une carte d’identité biométrique, actuellement au débat en parlement ?
Lorsque nous avions été consultés en 2005, la Cnil avait émis un avis défavorable. Nous considérions notamment que cette carte ne devait pas devenir obligatoire. Il semble qu’elle ne l’est pas mais qu’elle va le devenir progressivement, car nous en aurons besoin.
Plusieurs interrogations subsistent : doit-elle simplement servir à montrer son identité ou doit-elle devenir une carte de service ? La police judiciaire doit-elle avoir accès à l’ensemble de ces données ? Je pense qu’il faut faire extrêmement attention à ce qu’une personne ne puisse pas maîtriser la totalité d’un fichier au caractère extrêmement puissant et centralisé qui, à terme, pourrait recenser des dizaines de millions de Français. La Cnil aurait souhaité que des systèmes de compartimentage soient mis en place car si l’on développe ce grand fichier, c’est irréversible. Ça aurait donc mérité davantage de réflexion préalable.
A quoi peut-on s’attendre dans les dix ou vingt prochaines années ?
L’utilisation des technologies, et à terme probablement de nanotechnologies, aboutira au fait que l’on mettra en place des systèmes d’informations qui pourront voir et entendre à distance tout en étant totalement imperceptibles. Personnellement, je crains que l’invisibilité de ces phénomènes entraîne automatiquement leur irréversibilité. Quand vous ne savez pas que quelque chose existe, vous ne pouvez pas lutter contre.
Pour faire réagir les gens, j’ai déclaré que l’on finira par regretter le temps du Big brother car j’ai davantage peur de millions de nano brothers – capteur, puces électroniques – dispersés dans la nature dépendant du secteur public et du secteur privé que du Big Brother au sens où on l’entend généralement, c’est-à-dire d’une sorte de Léviathan qui observe la société. Au moins contre ce type de monstres visibles, on a toujours le droit à l’insurrection et à la révolte.
Vous avez une mentalité de révolutionnaire…
Vous savez, je suis un type de droite mais il faut toujours se méfier des types de droite quand ils sont révolutionnaires dans leur tronche. Je n’ai pas du tout envie que mes enfants et mes petits enfants vivent dans une société contrainte.
Si nous continuons à ce rythme, nous allons perdre la maîtrise de nos propres données sur Internet. Avec le développement de la géolocalisation, de la biométrie et de l’informatique ubiquitaire, nous allons également perdre le droit à l’anonymat et à la solitude. Personnellement, je ne peux pas concevoir une société dans laquelle on n’a plus la certitude absolue d’être seul. Si on galvaude les notions d’identité et d’intimité, nous sommes condamnés.
Le cadre législatif est-il adapté à ces atteintes à nos libertés ?
Quand on parle des données sur le Net, il faut savoir qu’elles sont liées à 90% à la législation américaine, qui est très différente de la législation européenne. Pour l’instant, les nations européennes n’ont pas le courage de dire aux grands acteurs du Web américain qu’il est anormal que nos consommateurs soient soumis à la législation américaine plutôt qu’au droit européen.
Quelles sont les origines idéologiques qui rendent possible ce type d’atteintes ?
Le consumérisme. Notre société n’est pas capable de résister à la tentation. Lorsqu’une technologie est disponible, on l’utilise quoiqu’il arrive sur le plan commercial sans se demander si, à terme, elle peut menacer nos libertés. Face au terrorisme, l’utilisation de certaines technologies pour améliorer le niveau de sécurité collectif me paraît légitime, mais il est très probable qu’il y ait des excès.
Comment peut-on défendre avec autant d’ardeur nos libertés publiques et voter des lois qui ont été jugées liberticides par de nombreuses associations d’internautes comme l’Hadopi ou la Loppsi 2 ?
Quand la Cnil s’est réunie sur l’Hadopi, nous étions tous personnellement très partagés et donc nous avons fait part d’un avis très réservé. Comme parlementaire, alors que je n’engageais que moi, j’ai voté en faveur de la loi après avoir rencontré des internautes et des artistes, mais je suis encore extrêmement partagé aujourd’hui. J’ai une admiration sans bornes pour ceux qui sont capables de dire qu’ils sont d’un coté ou de l’autre. Je comprends bien qu’il ne faut pas remettre en cause les libertés sur Internet, mais je suis aussi conscient que ça peut poser de sacrés problèmes de renouvellement de la création.
Concernant la Loppsi 2, comment expliquez-vous votre vote ?
L’explication est encore plus simple. Durant un an et demi, je me suis battu pour que la Cnil obtienne le contrôle de la vidéosurveillance sur tout le territoire. J’ai fait un énorme travail de lobbying pour y parvenir, je trouvais cette disposition absolument fondamentale. Par acharnement, j’ai fini par l’obtenir, mais lorsque j’ai été confronté au texte global, il y avait de nombreux points avec lesquels je n’étais pas d’accord, comme la traçabilité des mouchards ou la pression autour de la vidéosurveillance sur les personnes. J’ai cependant estimé que je ne pouvais pas désavouer un texte qui comprenait une disposition pour laquelle je me suis battu et j’ai donc été obligé d’avaler la couleuvre complète.
Est-ce que vous regrettez ce choix lorsque l’on sait aujourd’hui que cette loi permet notamment à la police l’emploi de super-logiciels espions ?
Ça m’a choqué lorsque j’ai voté le texte, mais la perspective d’obtenir un contrôle national sur la vidéo me paraissait trop important. C’est un peu comme le camelot qui vous dit : « J’ai dix assiettes, il y en a trois qui sont ébréchées, vous prenez tout ou rien. » En votant la Loppsi 2, j’ai accepté des dispositions problématiques. Aujourd’hui, j’assume ce choix.
Propos recueillis par David Doucet
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