Nelly Deflisque a plaqué sa vie parisienne le temps d’une année sabbatique. Chaque mois, elle nous raconte un bout de cette expérience hors du temps, mais surtout hors de nos frontières.
30 634,5 km. Le ventilo souffle dans mes cheveux son air étouffant et humide tandis que je suis debout en culotte et en pleurs dans la cuisine vide de mon copain. Il souffle alors que les larmes coulent sur mon visage, collé au téléphone qui me lie à ma meilleure amie. Il souffle quand je lui raconte le profond désarroi que je ressens depuis mon arrivée dans la ville de Borongan aux Philippines. Entre deux hoquets de tristesse, je lui relate l’incapacité de mon mec et de moi-même à nous reconnecter et lui décris cette distance infranchissable qui semble faire de nous de purs étrangers après cinq mois de distance. Quatre jours que je suis là, dans cet appartement impersonnel et chaud, juste moi et ce ventilo.
30 634,5 km. C’est le soir, les chiens et les tricycles entament un concert assourdissant dans la rue jouxtant l’appartement. Je suis assise en tailleur sur le lit. Je l’attends, il est parti manger avec ses collègues. Moi, je n’avais pas faim. Les heures défilent, trop longues. J’ai le cœur gros en lisant les mails de mes amis heureux de me savoir enfin auprès de l’homme que j’aime, alors que la réalité est tout autre. De colère, j’ouvre ma valise, y jetant avec violence les jolies robes, les shorts et les crèmes solaires que j’avais joyeusement apportés avec moi. Je tornade, je lance, j’y propulse tout. Et j’attends qu’il rentre, les poings serrés. Le voilà. On crise, on pleure, on se menace, mais surtout on ne comprend pas pourquoi on ne parvient pas à se retrouver, à se toucher, à s’aimer. On part se coucher sans réponse, les yeux bouffis, son bras agrippant le mien toute la nuit.
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En parcourant les rues de Tacloban, je découvre des maisons de pêcheurs entièrement ravagées par des vagues de plus de quatre mètres, des familles entières vivant à la rue, des bâtiments éventrés…
30 634,5 km. Alors j’ai décidé de m’éloigner et de partir pendant trois jours à Tacloban, situé sur l’île de Leyte, à cinq heures de bus de Borongan. Histoire de souffler, de prendre du recul et de commencer à me faire des contacts pour rédiger des articles. Sur place, la claque. Je prends conscience d’une autre réalité: celle de l’inouïe violence provoquée par le typhon Haiyan en novembre 2013. Frappés en premier par cette catastrophe naturelle, les habitants de Tacloban ont vécu un véritable enfer. En parcourant les rues, je découvre des maisons de pêcheurs entièrement ravagées par des vagues de plus de quatre mètres, des familles entières vivant à la rue, des bâtiments éventrés, des écoles sans toits, des tentes provisoires (ou pas), des tôles partout. Et des sourires pourtant, beaucoup.
30 634,5 km. Mes idées de sujets s’affinent, je travaille toute la nuit dans ma chambre d’hôtel. Au matin, je m’immerge dans la ville, je tape aux portes des ONG, rencontre des professeurs, des parents d’élèves, des enfants, des expats. En fin de journée, je fais la connaissance de Jayson et John, deux Philippins qui travaillent respectivement pour la Croix-Rouge et Save The Children. Très gentiment, ils prennent de leur temps pour me faire découvrir la ville, ses associations et son histoire. Afin de poursuivre la conversation, on convient de se retrouver pour dîner. Autour d’une pizza, ils me racontent avoir perdu de la famille, des amis, des collègues dans ce désastre qui a également ôté la vie à près de dix mille personnes dans la seule ville de Tacloban. Et cette phrase qui revient tout le temps: “Nous sommes des survivants.” Leurs lèvres tremblent, on arrête de manger.
On se tape dans les mains, on se bidonne comme des baleines, on insulte l’amour, et puis merde, on partira tous les trois au Japon un jour.
30 634,5 km. Il est 4 heures du matin, je suis sur une scène, micro à la main et je chante (braille) Roar de Katy Perry, je vocalise salement sur Wonderwall de Oasis, je miaule sur Time After Time de Cyndi Lauper. Debout dans le public, mes acolytes philippins m’applaudissent sans réserve (merci à la Red Horse Beer) dans ce karaoké de la ville animé par des ladyboys, transsexuelles à l’humour dévastateur. On se tape dans les mains, on se bidonne comme des baleines, on insulte l’amour, et puis merde, on partira tous les trois au Japon un jour. John vomit à 5 heures du mat’ et je marche à ses côtés en faisant tourner autour de moi un nunchaku imaginaire.
30 634,5 km. Mon copain me rejoint en ce lendemain de gueule de bois. On prend l’avion direction l’île magnifique de Palawan pour une semaine de vacances. Objectif: briser la glace et retrouver petit à petit ce qu’on était. Malheureusement, le froid est toujours là, inexplicable, impensable, violent. Preuve de notre mal-être, on se paye le luxe de prendre une chambre dans un Resort bordant une plage de carte postale. Peine et porte-monnaie perdus… On n’y parvient pas. Ironie du sort, j’avais emporté deux livres avec moi pour passer ces quatre mois aux Philippines: Les Grandes Espérances de Charles Dickens et Illusions perdues de Balzac. J’en rigolerais presque si je n’avais pas tant pleuré.
Oui, 30 634,5 km c’est la distance qui a séparé mon cœur du sien.
30 634,5 km. J’ai froid, je suis en short à plus de 10 000 mètres d’altitude. Je fais sens inverse deux semaines après mon arrivée aux Philippines. Wake me up d’Aloe Blacc tourne en boucle dans mes oreilles. Trop fort, excessivement, sans discontinuer. Ça gène mes voisins de rangée? Pas grave, la musique continue, elle doit.
Oui, 30 634,5 km c’est la distance qui a séparé mon cœur du sien. Aller-retour.
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