– “Je ne peux pas t’embrasser?”
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Mathilde prononça ces mots dans le chaos de la boîte de nuit comme si, inconsciemment, elle espérait que le volume de la musique étoufferait ses paroles. Mais comment pouvais-je ne pas entendre ce que ses yeux m’avaient hurlé toute la soirée? Statique, face à moi, elle tenait son verre des deux mains, comme l’on tient un bol de thé et mordillait le buvant du bout de ses lèvres. Cachée derrière sa beauté et son attitude enfantines, Mathilde savait par expérience que ses paroles lui seraient de toute façon pardonnées.
– “Non tu ne peux pas.”
Je prononçai ces mots dans le chaos de la boîte de nuit et profitai d’un de ces vertiges que l’alcool procure pour lentement perdre l’équilibre et poser ma joue contre la sienne. Mes lèvres n’eurent alors que la moitié d’un mouvement à faire pour trouver les siennes.
Mathilde, je l’ai vue nue chaque matin durant des années sur cette photo ternie qui date de 1988 et qui est affichée sur le frigo de Doria.
Pour bien prendre la mesure de ce qui s’est joué ce soir-là, il faut que je vous dise qui est Mathilde. Mathilde est la meilleure amie de mon ex Doria. Pas la meilleure amie qui lui tient les cheveux à six heures du matin dans les toilettes d’un bar: Mathilde, c’est bien pire. Mathilde, je l’ai vue nue chaque matin durant des années sur cette photo ternie qui date de 1988 et qui est affichée sur le frigo de Doria. Elles ont partagé leurs jouets, leurs bains, leurs pipis, sans savoir qu’un jour, elles partageraient un homme. Mathilde, c’est comme une sœur qu’elle aurait choisie: elle est aussi jolie qu’elle, mais en différente, suffisamment différente pour incarner à elle seule tous les regrets que la fidélité et la lassitude peuvent représenter dans un couple. Et pourtant, combien de fois mon légendaire courage, mon incroyable capacité à nier les évidences m’avaient conduit à mentir quand celle qui partageait alors ma vie me dirigeait sur la piste si glissante de la sincérité:
Doria:
– “Tu la trouves comment Mathilde?”
Moi:
– “Ben… sympa, pourquoi?”
Doria:
– “Non, mais physiquement je veux dire!”
Moi:
– “Aaaaaaah physiquement…”
J’avais évidement compris de quoi elle voulait parler mais, dans ces moments-là, m’enfoncer dans le mensonge me semblait plus prudent. Et quitte à mentir, je préférais le faire avec honnêteté. Ce serait plus doux à entendre pour celle qui, blottie dans mes bras, attendait une réponse.
Moi:
– “Franchement?! Je ne veux pas te vexer car c’est ton amie, mais ce n’est PAS DU TOUT mon genre. Je la trouve limite vulgaire… Par contre je comprends qu’elle puisse plaire aux mecs.”
Telles des bergères urbaines, elles se retrouvaient pour dresser la liste des mecs qui comptent, les intouchables, ceux que les copines ne pourront en aucun cas regarder, séduire ou embrasser.
Mathilde avait en elle cette petite chose inexplicable qui ferait passer n’importe quelle bombasse pour une congère. Mais finalement ce que je pouvais penser de Mathilde n’avait aucune importance car Doria m’avait raconté le rituel du marquage des troupeaux d’hommes, qui avaient en général lieu lors des soirées pyjama: telles des bergères urbaines, elles se retrouvaient pour dresser la liste des mecs qui comptent, les intouchables, ceux que les copines ne pourront en aucun cas regarder, séduire ou embrasser. Je figurais donc en bonne place sur la liste de Doria, rendant ainsi impossible une quelconque relation entre moi et Mathilde.
Vous en conviendrez, si l’on a un tant soit peu l’esprit de compétition, l’idée de faire voler en éclat cette liste injuste, établie en catimini et éliminant du jeu de la séduction cinq à six mâles par bergère, le défi est quand même ultra tentant, non? Dire que ce qui a conduit mes lèvres vers celles de Mathilde ce soir-là est uniquement l’excitation de l’interdit et l’envie de prouver que ma capacité de séduction ferait voler en éclats ces principes, serait mentir. Ce soir-là, l’histoire avec Doria était déjà terminée depuis quelque temps. Ce soir-là, mon désir et celui de Mathilde ont surpassé nos principes et nos corps, nos esprits.
Nous nous sommes promis de ne jamais rien dire. C’était surtout Mathilde qui avait pris cette décision mais mon incapacité à affronter les situations et ma lâcheté avaient approuvé tout de suite.
Cette nuit-là, ni la culpabilité ni le souvenir de Doria ne sont venus nous déranger. Mathilde et moi faisions l’amour pour la première fois avec la conviction que c’était la dernière, comme si l’apocalypse allait survenir. Le lendemain, l’apocalypse n’avait pas eu lieu et nous allions devoir affronter le futur. Nous nous sommes promis de ne jamais rien dire. C’était surtout Mathilde qui avait pris cette décision mais mon incapacité à affronter les situations et ma lâcheté avaient approuvé tout de suite.
Je savais que la tâche serait difficile pour elle et que, face à Doria, dans la salle d’interrogatoire, il serait quasi impossible de continuer à mentir. Mon intuition était bonne, Mathilde a soulagé sa conscience assez rapidement en avouant d’abord un baiser, puis finalement tout le reste. Doria a fini par pardonner à Mathilde. Mais pas à moi.
Aujourd’hui encore, je pense souvent à cette nuit où je suis sorti du troupeau pour suivre une bergère: “Et quand je n’délire pas, j’en arrive à me dire, qu’il est plus humiliant d’être suivi que suivant.”
Au suivant.
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