A force de ne rien changer à leurs habitudes bizarres, les Têtes Raides vont bien finir par sortir de leur trou. Leur nouvel album annonce des lendemains qui chantent. Pour curieuse et inédite qu’elle soit, la démarche des Têtes Raides place l’auditeur occasionnel au coeur d’un paradoxe inconfortable : mélanger musique populaire et langue absconse. […]
A force de ne rien changer à leurs habitudes bizarres, les Têtes Raides vont bien finir par sortir de leur trou. Leur nouvel album annonce des lendemains qui chantent.
Pour curieuse et inédite qu’elle soit, la démarche des Têtes Raides place l’auditeur occasionnel au coeur d’un paradoxe inconfortable : mélanger musique populaire et langue absconse. Saisi à l’improviste par les flonflons familiers de ce bastringue faisant la navette entre cabaret et bal des pompiers, le chaland s’enhardit et franchit en toute candeur le seuil de l’établissement pour en ressortir quelques instants plus tard les oreilles rongées par la circonspection, les sourcils en points d’interrogation. L’audace a ceci de particulier dans ce pays qu’elle n’est réellement admise que si l’audacieux en fait d’abord l’aveu avant d’entreprendre son dessein. On n’emprunte pas impunément ses attributs à la seule tradition musicale française qui vaille le coup sans risquer de se coltiner avec tous les commissaires des belles lettres et les huissiers du rimer juste.
Avec leur manière très personnelle d’être dans la tradition tout en la fuyant à toutes jambes, les Têtes Raides sortent un peu trop du rang. Résultat : après quatorze ans d’existence et sept albums dans la soupière, on ne peut leur reconnaître qu’un petit statut underground, certes flatteur et pourtant bien dérisoire et bien immérité en regard de leur grand talent et de leur vraie originalité. S’en réjouiront ceux qui de toute façon ne pourraient goûter en pleine lumière ces chansonnettes en saumure, ces ritournelles sauce ravigote. Et la vertueuse application que met Christian Olivier, chanteur et parolier, à ne jamais racoler, à ne jamais chercher la rengaine réconciliatrice de générations, de sensibilités et pourquoi pas, d’opinions politiques, contribue à leur attacher plus fermement encore les faveurs des premiers fidèles. En somme, le paradoxe est bien vécu et comme Chamboultou ne chamboule rien, tout le monde est ravi d’être content. Enfin, ne chamboule rien… Si la germination fut longue, la récolte est proche et s’annonce abondante. Certes, le verbe persiste à renifler à plein blair le cadavre exquis, le coq à l’âne et le procédé surréaliste qui fait que « dans les mains du plâtrier frissonne la neige du galop des chevaux ».
A ce carambolage d’images, ce télescopage de syllabes dont on ressort groggy avec l’idée d’une langue orpheline et comme égarée correspondent ces airs échappés d’un soupirail de cave à vin, ces bribes de java tombées du bout du toit, ces restes de guinche d’avant la fermeture définitive. On ignore de quoi parlent la plupart des chansons, on le devine tout au plus, mais grésille à leur écoute une petite joie incommunicable, une petite fiesta pour homme seul. Impossible d’ailleurs de reprendre l’une d’elles à l’unisson comme on le fait encore, en fin de banquet, avec Les Copains d’abord de Brassens. Le monde des Têtes Raides se nourrit des vestiges poétiques et musicaux d’une époque révolue avec lesquels ils s’efforcent de sonder la réalité profonde de maintenant. La France de Marcel Carné, de Céline, de Robert Desnos et de Boby Lapointe a crevé pour de bon. La guinguette a non seulement fermé ses volets mais on l’a rasée pour y construire un hypermarché avec des têtes de gondoles farcies de disques de Céline Dion. A sa manière, ce drôle de guignol’s band organise à feu couvert sa petite résistance, sachant qu’un pays meurt plus sûrement lorsqu’il est exsangue de sa poésie que de toute autre chose.
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