Chaque mois, Agathe Mezzadri dépoussière une héroïne de la littérature française en la transposant à notre époque.
Et si Madame Bovary était complètement camée? “Madame Bovary ou Emma Rouault-épouse-Bovary-la junkie”… C’est en tout cas l’hypothèse d’Avital Ronell dans son essai atypique: Addict: Fixions et narcotextes. Selon la philosophe américaine, les livres, la religion, les amants et les fringues sont les drogues d’Emma. Bon, jusque là, on est à deux doigts de se sentir visées. Mais surtout, elles suscitent des “effets hallucinogènes, analgésiques, stimulants ou euphorisants”, accompagnés “d’effroyables rechutes”. Et c’est là que le roman devient une sorte de Space Mountain des humeurs, avec gros loopings frissonnants et descentes pas loin du crash.
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D’ailleurs, ça marche dès le titre. Dire “Madame Bovary”, c’est tenter de réconcilier les fantasmes d’une fille de riche fermier et la réalité de son mariage avec un médecin de campagne peu doué et pataud, qui fait du bruit en mangeant sa soupe, se passe la langue sur les dents, porte un bonnet de nuit et ronfle: Charles Bovary. Une sorte de caricature de François Hollande par Les Guignols de l’info, les conquêtes féminines en moins!
Du côté de “Madame”, les visions hautes en couleur de celle qui ne quittera jamais sa Normandie natale et rêve du Paris des duchesses, des ambassadeurs et des actrices. Du côté de “Bovary”, au contraire, la ressemblance avec le mot “bovin”, évoquant l’univers agricole qui l’entoure mais aussi peut-être la forme des yeux de Charles tout épris de sa femme.
Bref, le réalisme avec tout l’ennui et la grisaille qu’il peut traîner derrière lui. Madame Bovary synthétise donc l’existence de cette belle brune insatisfaite, pétrie d’illusions et inadaptée à la réalité qui l’entoure, qui alterne hallucinations euphoriques et descentes brutales “le dimanche quand on sonne les vêpres”. Une vraie vie de camée.
Dans ses phases “up”, Emma est clairement à deux doigts de lécher des cierges ou d’enlacer une statue de la Vierge!
Pour illustrer davantage la comparaison, on se dit même que la drogue d’Emma, ce serait la MDMA. Vous savez, l’ecstasy mais sans le comprimé, relancée avec un marketing si efficace qu’elle aurait ringardisé la cocaïne selon les Inrockuptibles, Miley Cyrus ou encore Madonna. Pourquoi? Pour deux raisons: la violence des descentes et l’érotisme des montées, caractéristiques de la drogue de l’amour. Déjà, ce sont des amants, Léon et Rodolphe, qui font office de vrais premiers “paras” pour Emma:
“J’ai un amant! J’ai un amant! Elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.”
Inutile sans doute de rappeler que le premier nom de la MDMA se voulait proche du mot “extase”. Dans ses phases “up”, Emma est clairement à deux doigts de lécher des cierges ou d’enlacer une statue de la Vierge! Mais ses périodes “down” sont d’une brutalité rare, accompagnées de symptômes relevés pour la MDMA-ecstasy: brusque arrêt de sérotonine entraînant des phases dépressives accompagnées de vertiges, vomissements, etc. Il faut la voir passer du luxe d’étoffes qu’elle ne peut pas se payer à notre équivalent du jogging-TV, de phases gourmettes limite Top Chef à l’anorexie à base de vinaigre, du don d’elle-même à l’avarice crasse, des étreintes à la détestation de sa fille Berthe!
Son premier flash, elle l’a lors de l’unique bal de son existence. Il ne lui faut pas plus de trois pas de valse pour être scotchée.
En remontant le récit, on peut même retracer son itinéraire d’érotico-addict. Sa première ligne, elle se l’envoie à grands coups de lectures romantiques lors de son éducation de couvent: Le Lac de Lamartine, Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ou encore Paul et Virginie. Déjà complètement perchée, elle fantasme alors sur des figures comme Jeanne d’Arc, les favorites des rois de France mais aussi Jésus portant sa croix ou quelque massacré de la Saint-Barthélémy… Dans une sorte d’érotisme complètement délirant! Son premier flash, elle l’a lors de l’unique bal de son existence. Il ne lui faut pas plus de trois pas de valse pour être scotchée :
“Ils tournaient; tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d’Emma, par le bas, se collait au pantalon; leurs jambes entraient l’une dans l’autre; il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui; une torpeur la prenait, elle s’arrêta. Ils repartirent, et, d’un mouvement plus rapide, le Vicomte, l’entraînant, disparut avec elle jusqu’au bout de la galerie où, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s’appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux.”
Mais sa première descente est immédiate aussi, quand son mari, épuisé de n’avoir rien fait, soupire en retirant ses bottes. L’angoisse! D’ailleurs, le narrateur parle du “trou” qu’a provoqué cette soirée dans la vie d’Emma. Et là, la vie, devient le dégoût insupportable du conjoint:
“Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.”
C’est d’ailleurs dans ces pages de descente que l’écriture se teinte d’une ironie délicieuse:
“La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie.”
Si on était chez le pote Baudelaire qui, comme Flaubert, a fréquenté le “Club des Hashischins”, on dirait que le “Spleen” a succédé à “L’Idéal”.
Madame Bovary (comme Les Fleurs du Mal) a fait l’objet d’un procès pour atteinte aux bonnes mœurs.
Mais ce n’est pas parce que son auteur a sûrement fumé des gros bédos avec Baudelaire, Nerval, Delacroix, Gautier ou Dumas que l’on peut voir dans la figure centrale du pharmacien, Homais, un dealer. C’est surtout parce que le roman épouse toutes les étapes de la vie d’une junkie. La vraie drogue vient, bien sûr, conclure la destinée de l’héroïne (clin d’œil entendu à ceux qui ont lu le roman). Mais auparavant, elle adopte une phase de prise de risques, ne cachant presque plus sa double vie, s’endettant et brocantant des objets pour ses doses, jusqu’à l’apogée à la Kurt Cobain-Courtney Love dans un hôtel de Rouen avec Léon: volets et portes closes, sorbets, fringues et fleurs jonchant le parquet. On se demande même s’il ne faudrait pas relire un peu plus attentivement les descriptions multiples des prunelles et des dents d’Emma…
Alors, que fait-on de cette lecture de l’une de nos plus célèbres héroïnes comme une consommatrice d’ecstasy avant l’heure? On peut y voir, comme Baudelaire dans son article, le signe des qualités viriles d’Emma, double de “l’homme idéal” ou “dandy” car capable d’allier action et rêverie, ce qui l’éloigne de “l’animalité pure” de “la femelle”. Mais ça ferait un peu désordre ici, non?
Ce qui semble intéressant, en revanche, c’est que Madame Bovary (comme Les Fleurs du Mal) a fait l’objet d’un procès pour atteinte aux bonnes mœurs. Mais pour le procureur, Ernest Pinard (si si!), c’étaient les descentes qui posaient problème. Il attaque notre roman pour son “réalisme vulgaire et souvent choquant”. Au sujet du suicide d’Emma devant la révélation de ses dettes et adultères, il déclare : “Mieux eût valu la honte que le poison”. Un peu comme si, aujourd’hui, on reprochait à Loana de préférer les tentatives de suicide au fait d’étaler son désespoir devant les caméras d’NRJ 12.
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