Chaque mois, Agathe Mezzadri dépoussière une héroïne de la littérature française en la transposant à notre époque.
Peut-on encore parler de La Princesse de Clèves? L’intrigue de Madame de La Fayette (1678) n’est pas bien compliquée: Mademoiselle de Chartres épouse le respectable mais pas très funky-groove Prince-de-Clèves. Mais, au contact du bouillant duc de Nemours, celle que sa mère a transformée en modèle de vertu sent se réveiller la baraque à frites qui sommeille en elle. Sera-t-elle fidèle à son mari?
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Malgré cette simplicité apparente, ce petit roman fait parler de lui un peu partout. Au cinéma, d’abord et en noir et blanc, Marina Vlady interprète la princesse aux côtés de Jean Marais (Delannoy 1961); tout comme Chiara Mastroianni (La Lettre, 1999), Sophie Marceau (La Fidélité, 2000) et Léa Seydoux (La Belle personne, 2008) dans des transpositions contemporaines. Viennent ensuite ces propos malheureux de Nicolas Sarkozy en 2006 et 2008 (0’30 de cette vidéo); puis, en réaction, ce beau documentaire Nous, Princesses de Clèves, révélant ce que l’héroïne, partagée entre raison et passion, être amoureuse et paraître vertueuse, évoque à des lycéens. Il y a, enfin, la somme de littérature critique qui marque la naissance du roman d’analyse psychologique et décortique son phrasé sublime, extraordinaire dans ses hyperboles, pudique dans ses périphrases.
Alors, à la suite de toutes ces voix, cette question demeure: peut-on encore parler de La Princesse de Clèves? Difficile et ambitieux d’ajouter une analyse aux analyses. Et où? Au vu de la saturation cinématographique, critique et télévisuelle, explorons donc son média favori: Facebook.
La loi du paraître de la cour d’Henri II produit des “moi” virtuels et fantasmés dont la réalité se situe dans le regard des autres.
Anachronisme extravagant? Prétexte irrévérencieux à une chronique LOL-trash? Pas sûr. Là encore, la grandeur de l’héroïne se révèle dans sa capacité à parler de son époque tout en te faisant réfléchir à la tienne, toi, le jeune de la génération Y. En effet, la loi du paraître de la cour d’Henri II produit des “moi” virtuels et fantasmés dont la réalité se situe dans le regard des autres et comparables à celui que tu construis sur le réseau social. A ce titre, la princesse de Clèves fait figure de meilleure élève mais presque sans effort, quand toi, tu réfléchis avant de poster le moindre statut.
La Princesse de Clèves, c’est toi sur ta photo de profil, mais en permanence
Parce qu’elle est plus belle gosse que la plus belle gosse de tes copines, Mademoiselle de Chartres est sacrée reine de la cour. Un peu comme toi quand tu récoltes 54 likes pour ta photo de profil où tu as serré le ventre, placé ta jambe droite devant ta jambe gauche, regardé l’objectif de trois quarts, en plein mois d’août après trois semaines de bronzage et de salade verte: “Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes […]. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charme”. Tellement belle, d’ailleurs, que le duc de Nemours la lui pique, sa photo de profil! L’épisode du vol du portrait est une scène incontournable du récit.
La princesse, comme toi sur Facebook avec tes :-) et tes “merci ma belle!”, elle sait se tenir.
La Princesse de Clèves, c’est toi qui réagis convenablement grâce au langage Facebook
Mademoiselle de Chartres réagit toujours et en tous lieux dans la mesure: ni trop, ni pas assez… Ce qu’on n’arrive jamais à faire dans la vraie vie! Tu sais, par exemple, quand tu reçois un compliment et que tu te dis après: “C’est ce petit sourire gêné que j’aurais dû sortir au lieu de me vautrer dans l’orgueil en commentant, hilare, le bien fondé de cette analyse de ma petite personne!”. Eh bien, la princesse, comme toi sur Facebook avec tes :-) et tes “merci ma belle!”, elle sait se tenir: “Mademoiselle de Chartres […] fut reçue des reines avec une telle admiration de tout le monde, qu’elle n’entendait autour d’elle que des louanges. Elle les recevait avec une modestie si noble qu’il ne semblait pas qu’elle les entendît ou, du moins, qu’elle en fut touchée”.
La Princesse de Clèves, c’est toi quand tu parviens à “faire le buzz”
“Le chevalier de Guise et [Monsieur de Clèves], louèrent d’abord Mademoiselle de Chartres sans se contraindre. Ils trouvèrent enfin qu’ils la louaient trop, et ils cessèrent l’un et l’autre de dire ce qu’ils en pensaient, mais ils furent contraints d’en parler les jours suivants partout où ils se rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes les conversations”. Ça fait rêver, hein, une telle apothéose? Ben y’a du boulot avant que tu récoltes ça tous les jours sur Facebook, crois-moi. Parce qu’une telle unanimité ne s’obtient pas sans efforts ni sacrifices.
La Princesse de Clèves, c’est toi qui n’as que des ami(e)s
“La reine lui donna de grandes louanges et eut pour elle une considération extraordinaire; la reine dauphine en fit une de ses favorites et pria Madame de Chartres de la mener souvent chez elle. Mesdames, filles du roi, l’envoyaient chercher pour être de tous les divertissements. Enfin, elle était aimée et admirée de toute la Cour, […]”. Outre le name dropping, qui peut constituer un frein à la lecture (au départ), le passage révèle le caractère presque impossible d’une telle unanimité puisque le lecteur sait depuis quelques pages que ces personnalités sont à la tête de communautés rivales. Mais, par son extraordinaire éducation, la princesse surmonte ces “différentes cabales”. Elle ménage sans cesse tout le monde; un peu comme toi sur Facebook quand tu likes les manifestations pro-mariage pour tous mais que tu laisses les propos limite homophobes d’autres “amis” envahir ton fil d’actualité.
Dans cette scène observée par Monsieur de Nemours, les mots relaient divinement bien le caractère pudique mais public du statut “C’est compliqué”.
La Princesse de Clèves, c’est toi en couple mais “C’est compliqué”
La scène de “l’aveu qu’on n’a jamais fait à son mari” est un moment d’intensité dramatique tellement subtil que la magie opère à chaque lecture. C’est que, dans cette scène observée par Monsieur de Nemours, les mots relaient divinement bien le caractère pudique mais public du statut “C’est compliqué”: “Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari, mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. […] Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent du moins, je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez”. Public, cet aveu est entendu de Nemours et connu de toute la cour si l’on se rappelle les réflexions de la reine Dauphine; mais, pudique, c’est un aveu d’inaction et qui tait le nom du rival.
Mais, du coup, La Princesse de Clèves, c’est toi qui ne passes jamais à l’acte
Il faut lire le roman pour connaître l’issue des relations entre la princesse, son mari et Nemours. On n’allait quand même pas vous dévoiler la fin! Mais, promis, passées les premières pages d’exposition un peu longues, impossible de décrocher de cette intrigue psychologique si délicatement écrite. On peut quand même déjà convenir d’une chose: que ce soit avec son mari ou son amant, elle ne vit pas grand chose ailleurs que dans sa tête notre princesse. Un peu comme toi sur Facebook? Et même, cette recherche de perfection l’éloigne petit à petit du monde (à Coulommiers, dans un couvent). Un peu comme toi quand tu as supprimé ton profil Facebook pendant trois jours? Enfin, cet être idéal se caractérise surtout par sa solitude psychologique sous les regards pourtant de toute la Cour des Valois… Un peu comme toi sur Facebook.
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