Eddy Mitchell donne cette semaine ses ultimes concerts à l’Olympia. Mais ne semble pas pour autant mûr pour le cimetière des éléphants.
Bar de l’hôtel Raphael, 15 heures. Eddy Mitchell, dit « Schmoll », 69 ans, nous attend, bouteille d’eau et cigarettes à portée de main. Banane impeccable, barbe ultrasoignée, chemise et pantalon en jean, il reçoit pour son départ en préretraite. Il donnera les 3, 4 et 5 septembre à l’Olympia à Paris ses tout derniers concerts. D’une voix calme :
« La scène, les tournées, c’est bon… Je fais ça depuis cinquante ans, j’ai les clés de toutes les villes et je connais tous les restos qui font des salades gourmandes après une heure du matin. »
Les concerts, c’est fini, sans regrets. Les disques pas forcément, il laisse « la porte ouverte ».
« J’aimais mes parents, mais je ne voulais pas vivre leur vie »
Eddy Mitchell, Claude Moine de son vrai nom, est né le 3 juillet 1942, dans le quartier de Belleville à Paris. « Mon père travaillait de nuit à la RATP et ma mère était employée de banque. J’aimais beaucoup mes parents mais je ne voulais pas vivre leur vie. » Un frère et une soeur, enfance heureuse, avec « envie de voir autre chose ». Tous les soirs à la sortie de l’école, le père l’emmène au cinéma avant d’aller bosser, préparant l’échappée belle sans le savoir. Beaucoup de westerns, « avec le Technicolor qui dégueule bien ».
Le jeune Claude Moine prend conscience de l’existence de l’Amérique, qui pour l’instant reste un paysage. « Quand on habite Belleville et qu’on voit un cavalier perdu dans une immensité d’herbe verte, ça fait un choc. » Bill Haley met la couche définitive en 1954 avec Rock around the Clock. « J’ai entendu ça pour la première fois sur la BBC, que j’écoutais en grandes ondes, tout est parti de là. » L’Amérique et rien d’autre, une Amérique qu’il fantasme mais dont il n’est pas dupe. « Je savais qu’il se passait des trucs bizarres là-bas, j’avais entendu parler de l’exécution des époux Rosenberg. »
Claude Moine, qui est déjà Eddy Mitchell dans sa tête, arrête l’école à 13 ans et demi. « Je n’étais pas un cancre mais l’école ne m’intéressait pas. J’ai arrêté après mon certificat d’études. » Petits boulots. « J’ai été garçon de café, coursier, j’ai dessiné un peu, j’ai eu un tout petit contrat chez Risque-Tout, un journal qui était produit par les éditions Dupuis. Dessiner, c’était aussi mon truc. »
Les livres défilent à la maison, le père a un cousin chez Gallimard qui file les invendus. « Mon père revenait avec des sacs remplis. » Aussi bien Proust et Faulkner que l’auteur de polars britannique Peter Cheyney, le favori du jeune garçon. « Aujourd’hui c’est obsolète Peter Cheyney, mais les histoires de Lemmy Caution, c’était pas mal à l’époque. » Surtout, c’est Eddie Constantine qui joue Lemmy Caution. Il est chanteur aussi, c’est l’idole de Claude Moine qui lui pique son prénom et qui devient Eddy Mitchell (le Mitchell est en hommage à Mitchum) « pour aller jouer dans les bals et les dancings ». Il a 15 ans à peine. Il croise un type qui en a 14 et qui s’appelle Johnny Hallyday. C’est parti, les deux passent leurs après-midi au Golf-Drouot. Les Chaussettes Noires débutent en 1961, c’est le premier groupe de rock de France, tout simplement.
1965, premiers contacts avec l’Amérique
Les années 60, elles ne sont pas si insouciantes que ça. « On savait qu’on était en sursis, qu’il y avait la guerre d’Algérie. J’avais un ami plus âgé qui y était et qui nous racontait tout. » 1963, Les Chaussettes Noires se séparent, Eddy Mitchell se lance en solo. Il découvre la soul, Aretha Franklin, James Brown. Cette musique l’obsède. Premiers contacts avec l’Amérique en 1965.
« J’ai été direct au Texas, c’est Jean-Marie Périer, le photographe de Salut les copains, qui m’a proposé de l’accompagner à Dallas. C’était très impressionnant par l’architecture. Mais ce n’était pas l’Amérique que j’attendais, je voyais plus un truc comme Santa Fé, avec des cactus. »
Cette Amérique, il va la trouver aux studios Muscle Shoals, dans l’Alabama, studios mythiques de la soul music où il part enregistrer pour faire comme Aretha Franklin. « Muscle Shoals, c’était un dessin de Lucky Luke. Une rue bétonnée, et au bout la prairie. Il n’y avait pas d’hôtel. Il y avait un studio, des petites maisons, et un mec qui faisait des hamburgers. Et ce mec qui faisait des hamburgers, il écrivait aussi des textes de chansons. »
Des histoires comme celles-ci, Eddy Mitchell en a des centaines. Le Peabody Hotel de Memphis, « avec sa chambre Jeanne d’Arc ». Un hôtel de Nashville « où a été tourné L’Arnaqueur avec Paul Newman, et où le patron qui ressemble à W. C. Fields vous raconte des histoires toute la nuit ». A Nashville, Eddy est chez lui, même si « la ville a changé ». Il a traîné ses guêtres dans tous les studios, dans les magasins de disques d’Ernest Tubb et de Conway Tweety. On peut parler de la légende country Merle Haggard avec lui, il doit être l’un des seuls chanteurs français dans ce cas.
« Cette phrase-là, je l’ai gaulée dans ‘Luke la main froide' »
Ses visions d’Amérique, il les a consignées dans des chansons. « Grâce au cinéma », dit-il. Exemple, dans Sur la route de Memphis, cette phrase de génie : « A la place du mort, un chien-loup. » Explication : « Celle-là, je l’ai gaulée dans Luke la main froide, on voit Paul Newman entrer dans un fourgon, et il y a un chien-loup, tout simplement. »
Eddy Mitchell connaît le cinéma américain par coeur, il l’a montré dans La Dernière Séance, à la télévision, entre 1982 et 1998. « La Dernière Séance, c’est un été où je ne faisais pas de tournée et où je m’ennuyais un peu. J’avais un copain qui était patron des cinémas UGC, un fou de ciné, un collectionneur d’affiches. Je lui dis, un soir après tout le monde, on devrait se faire une soirée avec des films qu’on aime bien. Je voulais voir Scaramouche. On a fait une séance publique en mettant une petite pancarte : ‘Eddy Mitchell présente Scaramouche’. Complète. Serge Moati, alors directeur de FR3, nous a proposé de filmer la suivante, puis la suivante… »
La Dernière Séance, c’est aussi très probablement sa plus belle chanson, celle qui l’englobe. Sa chanson préférée de lui, c’est Le Cimetière des éléphants. Il n’a « pas à rougir » de Couleur menthe à l’eau non plus, ou encore de Il ne rentre pas ce soir. Il se rappelle avoir vu débouler le sociologue Philippe Corcuff, qui analysait ses chansons.
« Il me fait un peu peur lui, le type est adorable, mais comment on peut imposer mes chansons à des jeunes ? Il s’est marré quand je lui ai dit ça. »
Eddy Mitchell se souvient d’avoir mené une vie de chanteur, mais peut-être un peu moins que les autres. « J’ai toujours été en retrait par rapport aux autres, j’avais une famille, des responsabilités. »
« Pas assez sérieux pour faire partie du patrimoine »
Les chanteurs, il les connaît, il les a tous vu débuter. Gainsbourg : « Un type d’une gentillesse incroyable. » Bashung : « Je l’ai connu quand il imitait Tom Jones et qu’il était produit par Dick Rivers. Je l’aimais beaucoup. » Johnny : « C’est ma famille, on a tout vécu ensemble. Un jour, en 1961, je chantais à Juan-les-Pins avec Les Chaussettes Noires, et lui à Nice. On s’était donné rendez-vous pour dîner au Versailles à Juan-les-Pins, et là, des journalistes attendaient, ils pensaient qu’on allait se battre. Et on n’a fait que dîner. »
Le panthéon de la chanson française, il ne s’y voit pas. « J’ai l’impression d’être un personnage, pas assez sérieux pour faire partie du patrimoine. » Mitchell est un personnage. Un jour, Jean-Marie Périer l’emmène dans un coin désolé du sud de la France pour le photographier en cow-boy. Il veut dégainer, il se tire dans la jambe. Sa première phrase sera : « Je suis touché. » Il se marre. « J’étais dans mon rôle jusqu’au bout. »
Aujourd’hui, il vit entre Paris et Saint-Tropez. Il regarde deux films par jour, soit à peu près 700 par an. Il se fait des cycles. Il préfère Anthony Mann à John Ford. La Nouvelle Vague ? « Truffaut, j’aime, y a des histoires. Godard, c’est un cinéaste suisse, il a une façon amusante de filmer Paris, mais ça reste un touriste. On dirait un Chinois qui débarque à Paris. » Chez les nouveaux, il aime les frères Coen, James Gray.
Le cinéma français ne l’intéresse pas plus que ça, mais il trouve quand même des rôles qui l’attirent. Il tourne en ce moment même le dernier Chatiliez, et bientôt un film où il doit être le père de Romain Duris : « C’est autour d’un concours où des gonzesses doivent devenir dactylo. » Eddy Mitchell est bientôt en préretraite, mais il était déjà plutôt libre avant, on dirait.
Pierre Siankowski