Certaines lectures, selon l’expression consacrée, bouleversent nos paradigmes. La plupart du temps en fanfare, à l’instar du Manifeste du Parti communiste ou de la Société du spectacle. Mais l’essai de Jean-Christophe Bailly ne contient pas d’injonction et n’a rien d’un manuel de savoir-vivre. Sous forme digressive et déambulatoire, le Dépaysement infuse à bas bruit et réfute […]
Certaines lectures, selon l’expression consacrée, bouleversent nos paradigmes. La plupart du temps en fanfare, à l’instar du Manifeste du Parti communiste ou de la Société du spectacle. Mais l’essai de Jean-Christophe Bailly ne contient pas d’injonction et n’a rien d’un manuel de savoir-vivre. Sous forme digressive et déambulatoire, le Dépaysement infuse à bas bruit et réfute tranquillement les contrevérités contenues sous le label « identité nationale ». Tout en invitant à porter, par incursions successives, un regard attentif sur ce qui pour nous, fait socle.
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Philosophe ? Sociologue ? Géographe ? Poète ? Jean-Christophe Bailly , avant tout flâneur érudit, échappe aux classifications, même s’il dirige actuellement l’Ecole nationale de la nature et du paysage de Blois. Qu’est-ce que la France ? Qu’est-ce qui fait son essence, sa singularité ? La meilleure focale pour s’en approcher est sans doute l’éloignement. C’est à New York, peu après 68 et son refus de tous les formalismes identitaires, que Jean-Christophe Bailly, dans un cinéma qui projetait la Règle du jeu, a éprouvé pour la première fois, à son corps défendant, une « émotion de la provenance ». Une émotion qui n’a rien d’évidente, car dit-il, une fois qu’on a pu reconnaître dans le film de Renoir quelque chose de « tellement français », on entre en terrain piégé .
« Est-ce que cela a un sens, écrit-il, (…) et n’est-il pas décourageant de voir affluer avec une régularité accablante toute une cohorte de lieux communs, – des pires, strictement indexés sur l’idéologie (le ‘pays des libertés’, par exemple), à ceux qui, simplement douteux, colportent une sorte d’impensé narcissique allant des prouesses gastronomiques au fait que les Français seraient cartésiens ? »
Pour les rendre à leur singularité, rien de tel que de les arpenter, ces lieux communs. Avec pour boussole ses envies, ses souvenirs, voire ses obligations professionnelles, Bailly est parti sur le motif, pour en tirer, en chapitres de dimensions variables, des tableaux composites, qui dessinent les écarts et les ponts entre Nord et Midi, et utilisent pour pigments « les couches de sédimentation de la conscience historique ».
Avec Bailly, l’histoire s’insinue partout, dans un rebut ferroviaire ou dans les plis d’une banlieue sans âme, qui devient sous sa plume le théâtre d’une épopée où le Portugal a laissé sa marque, non loin de la porte de Gentilly. Musicien de la langue, Bailly fait résonner d’un lieu à l’autre des accords et des tonalités qui montrent à quel point le paysage se fait l’écho du passage des civilisations et aussi de leurs drames. Jusqu’à les inscrire dans sa chair, comme Bailly en témoigne en laissant la parole à Ernst Jünger, acteur et chroniqueur impavide de la guerre de 14 :
« La lourdeur croissante qui pèse sur le conflit, écrivait-il dans Boqueteau 125, se manifeste déjà par le simple fait que, durant des années, dans les communiqués de l’armée, reviennent constamment les noms des mêmes localités, des mêmes arpents de forêt, des mêmes cours d’eau, signe évident que pour toutes les parties en présence, les gains s’amoindrissent dans la proportion exacte où les pertes deviennent plus sévères. La lourdeur d’un espace écrasé sous le feu devient si importante que les ultimes efforts des grands empires s’épuisent dans la conquête des lambeaux de territoire, d’arpent de forêts et de villages anéantis. »
Belle et sinistre démonstration de qu’on pourrait nommer, six pieds sous terre, « l’identité internationale ».
Alain Dreyfus
Le Dépaysement, Voyages en France Seuil, Fiction & Cie 420 pages, 23 €
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