Chaque mois, Agathe Mezzadri dépoussière une héroïne de la littérature française en la transposant à notre époque.
“Peut-être devriez-vous relire Antigone et comprendre son engagement avant de vous approprier un tel mythe? PS: travaillez votre élocution, c’est pas gagné!” Ce commentaire d’un internaute se trouve sur le site des Antigones, les anti-Femen, anti-mariage pour tous mais pro “nature cohérente et profonde” de la femme. Il est vrai que leurs vidéos à l’antique sentent fort l’écolier: bien droites, les yeux baissés en direction d’une feuille de papier tenue à deux mains, leurs tenues empruntent aux vestales -gardiennes du foyer à Rome. La voix hésitante et saturée de citations, elles proposent d’“entrer dans l’agora” (1’03) en un “rassemblement” et non pas “mouvement”. On se demande quelle signification donner à la nuance si ce n’est de rester groupées et bien figées. Antigone ne serait-elle donc que le reflet du passéisme de ces jeunes filles ou un bon étendard pour ces militantes féminines mais pas féministes?
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Petit rappel: Antigone, c’est la nièce du roi de Thèbes, Créon. Ses deux frères, Etéocle et Polynice, se sont entretués. Etéocle a eu droit aux funérailles en grande pompe, Polynice à pourrir au soleil. Et Antigone veut enterrer Polynice, quitte à y passer. Elle apparaît dans différentes pièces antiques et contemporaines mais deux d’entre elles lui sont entièrement consacrées: l’Antigone de Sophocle (Vème s. avant J.-C) et celle de Jean Anouilh (1944). Il faut le reconnaître, les Antigones ont un peu potassé le rapprochement entre leur combat et les deux pièces, qu’elles citent tout autant. Chez le tragédien grec, la jeune vierge présente l’avantage de faire passer la loi divine et naturelle d’enterrer son frère devant la loi écrite et culturelle de Créon d’accomplir ce rite funéraire. Pratique pour les tenantes d’une appréhension naturelle et non culturelle des rapports homme/femme et de la religion comme “chemin d’épanouissement personnel”! Chez Anouilh, la dimension religieuse et les motivations d’Antigone pour sacrifier sa vie s’estompent au profit d’un déroulement absurde et incompressible de son destin tragique. Mais la pièce explore l’opposition entre conviction et responsabilité que les Antigones reprennent sous les termes “légitimité et légalité” (2’17).
Pour les Antigones, la légalité française est inféodée à un consensus pro-féministes hystériques, mariage gay et plumes dans l’cul.
Autant vous prévenir, c’est le morceau costaud de cet article mais on ne va quand même pas oublier de montrer aux Antigones qu’on les a “comprises”! Explications. Antigone est du côté de la conviction: rendre les derniers devoirs à son frère lui semble légitime et au-dessus de l’interdiction légale de son oncle. Créon, au contraire, est du côté de la responsabilité: si la légalité ne tient pas, tout fout le camp et le navire de la société sombre avec tout le monde et ses convictions à bord. Pour les Antigones, la légalité française est inféodée à un consensus pro-féministes hystériques, mariage gay et plumes dans l’cul. Elle oublie de coffrer les Femen (4’10). Tandis qu’elles, rebelles, s’opposent à ce consensus au nom d’une conviction, d’une légitimité: la nature et ses bienfaits (et oublient de reverser des crédits à Yves Rocher au passage). Mais ce raccourci pose problème car s’opposer à une impression de consensus n’est pas s’opposer à une loi identifiable comme celle de Créon. Sinon, les Femen pourraient s’opposer à un consensus phallocrate supposé sous-tendre la légalité française dans les mêmes termes! Ce n’est pas qu’un faux départ. La suite se corse. Il y a une fatalité. Une sacrée fatalité. Choisir Antigone pour proposer comme message: “Il n’y a pas de fatalité”, il fallait y penser! Antigone fait partie d’une des lignées tragiques les plus célèbres avec les Atrides: les Labdacides! Comprenez: ce que les dieux ont décidé pour cette famille est inéluctable et se passera coûte que coûte. C’est ce que les Grecs appelaient “Ananké”, les latins “fatum”, bref: la fatalité! Le Prologue d’Anouilh souligne cet aspect:
“Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure, qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout…”
Antigone, féminine plutôt que féministe? La question de la féminité d’Antigone n’intervient pas vraiment chez Sophocle. Du côté d’Anouilh, on touche au beau contresens; pas une légère approximation ou une divergence d’interprétation, non non, un véritable retournement contre le sens littéral du texte! Ecoutez donc. Antigone c’est la fille à qui la nature n’a pas permis d’être une “vraie femme” comme sa sœur Ismène. Elle lui pique son parfum et ses fringues pour essayer un truc un peu féminin mais se lamente de son corps noir et osseux différent des autres femmes. Elle se place même en marge de la majorité féminine en expliquant à Hémon, son mec, qu’elle aurait été “une maman toute petite et mal peignée –mais plus sûre que toutes les vraies mères du monde avec leurs vraies poitrines et leurs vrais tabliers”. Avec un peu de dédain pour l’adjectif “vrai” hein, on est d’accord? Et ben bizarrement, les Antigones se présentent comme “les vraies femmes” (3’41) en écho manifeste à la pièce d’Anouilh… Mais c’est Ismène la “vraie femme” dans la pièce! C’est elle qu’il fallait choisir, les filles!!! Ce n’est pas tout:
ISMENE, se jette contre [Antigone]
Antigone! Je t’en supplie! C’est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles. Toi tu es une fille.
ANTIGONE
Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d’être une fille!
Un poil gênant pour les Antigones cet échange de répliques, non? Ismène a l’air de dire, comme elles, que “les femmes ont une sensibilité différente, une volonté différente, des moyens d’action différents de ceux des hommes” (2′). Mais Antigone lui répond en ne se plaçant justement pas du côté des femmes! Certes, il est peut-être un peu outrancier de faire d’elle une icône féministe comme Rose-Marie Lagrave dans Elle: Antigone n’a pas non plus le poing levé pour la cause féminine et la problématique de la pièce ne se situe pas sur ce plan. Mais, chez Sophocle, comme chez Anouilh, Antigone demeure une femme qui se différencie des autres “vraies femmes” comme Ismène et tient tête aux lois écrites par les hommes et appliquées par l’un d’entre eux: son oncle… Alors peut-être pas 100% féministe -en tout cas, ça se discute- mais certainement pas féminine selon une idée “cohérente et profonde” donnée par la nature en partage à toutes les femmes! Antigone gardienne du mariage traditionnel et “naturel”?!? Bon ça, c’est le clou du spectacle: choisir de s’appeler Antigones et rejoindre la cause des naturalistes qui veulent sauvegarder le mariage traditionnel. Est-il besoin de rappeler qu’Antigone est la troisième des quatre enfants d’Œdipe? Oui, celui qui tue son père et se marie avec sa mère. Donc Antigone est le fruit, pas d’un inceste, mais de L’INCESTE, le vrai, l’authentique, celui dont toute la psychanalyse découle! Et même, non contente d’être la fille de sa grand-mère, pas farouche la Antigone d’Anouilh, elle aimerait bien coucher avant le mariage qu’elle n’aura jamais. “J’étais venue chez toi pour que tu me prennes hier soir, pour que je sois ta femme avant [de mourir]”, dit-elle à Hémon pour expliquer pourquoi elle s’était déguisée comme une “vraie femme” qu’elle n’est pas… Alors quand Antigone dit à à sa sœur, Ismène: “Comme cela doit être facile de ne pas penser de bêtises avec toutes ces belles mèches lisses et bien ordonnées sur la tête!”, on pense un peu aux Antigones… Et on trouve bien de l’ironie dans cette réplique.
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