Avec les années, j’ai de plus en plus de mal à dissocier la personnalité de l’auteur de son œuvre, c’est une question d’éthique. J’ai aimé passionnément la musique de Noir Désir mais, depuis que Cantat a assassiné sa femme, je ne soutiens plus son travail. Car oui, on peut avoir du talent artistique et être un humain médiocre, voire un criminel. Soutenir une œuvre, c’est quelque part cautionner les actes ou l’idéologie de son auteur. En ce qui concerne Abdellatif Kechiche, la grossièreté du réalisateur dépeinte par ses actrices et les figurantes, le malaise ressenti par le public lesbien ayant vu les scènes de sexe, le refus du distributeur de projeter le film devant un public LGBT, couronnée par l’absence de remerciements à Julie Maroh, l’auteure de la BD qui a inspiré l’histoire, lors de la remise de la palme à Cannes, avaient fini par me convaincre que le réalisateur (et donc son film) ne méritait que peu d’estime. En d’autres termes, je ne serais certainement pas allée le voir au cinéma si Cheek Magazine ne m’avait pas donné accès a la projection de presse et proposé de partager mes réflexions sur l’œuvre à travers ce modeste billet. Dès les premiers instants du film pourtant, je fus emportée par sa beauté. La progression du sentiment amoureux et du désir entre les deux filles, la chute amoureuse d’Adèle, les longs passages après la rupture où le simple quotidien est d’une souffrance indicible, chaque émotion, même imperceptible, est peinte avec force et délicatesse.
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Malgré l’envie évidente de faire passer la passion amoureuse dans toute sa vérité, son animalité, Kechiche semble avoir oublié de se renseigner sur la (les) sexualité(s) des femmes entre elles.
Adèle porte le visage de l’amour, et il est traversé magnifiquement par toutes les émotions terribles que ce violent orage fait surgir en chacun de nous. La prestation d’actrice de Léa Seydoux, en revanche, m’a semblé plutôt fade. Ce personnage à la coiffe improbable, essayant d’incarner le désir avec force regards concupiscents par en dessous, ne m’a pas émue. Mais j’avoue que cela ne gâche pas le plaisir du film car, si Adèle est éprise de Léa, les spectateurs sont épris d’Adèle. Quant aux scènes de sexe crues et torrides, elles sont tout à fait à leur place dans la progression de l’histoire. Nous avons suffisamment le temps de sentir le désir monter dans les yeux d’Adèle pour ne pas être surpris d’une telle intensité, presque carnivore, quand les deux femmes se touchent enfin.
Cependant, malgré l’envie évidente de faire passer la passion amoureuse dans toute sa vérité, son animalité, Kechiche semble avoir oublié de se renseigner sur la (les) sexualité(s) des femmes entre elles. On y voit donc du 69 mélangé à des claques sur les fesses. Bon, pourquoi pas? Mais que vient faire cette fameuse position des ciseaux, dans une version curieusement acrobatique, les deux filles suspendues sur leurs bras tendus en arrière, Léa de face, Adèle de dos, cette dernière se contorsionnant le cou pour pouvoir regarder sa partenaire, avec un air hagard et à bout de force (et on la comprend !)?
Ce préjugé hétérosexuel qui perdure, selon lequel sans pénis il n’y aurait pas de pénétration possible, amène souvent les gens à penser que le ciseau ou le cunni sont les deux seules pratiques sexuelles entre femmes. Or, les lesbiennes étant des femmes (étant entendu que le sexe biologique ne détermine pas le genre ni l’orientation sexuelle), elles possèdent pour la plupart un vagin, ainsi qu’un clitoris externe et interne, comme les femmes hétérosexuelles. Et ce vagin possède lui aussi la faculté de jouir de la pénétration (si l’envie lui prend). Tout comme il possède la faculté de donner naissance à ses propres enfants, en traversant courageusement les frontières vers des terres moins misogynes et lesbophobes que la France, comme le faisaient nos mères avant nous pour se faire avorter, mais c’est une autre histoire.
Il n’existe pas UNE sexualité lesbienne. Il y a des sexualités, qui peuvent être toutes aussi variées, changeantes, multiples que nos identités.
Bien sûr, il est possible que certaines femmes pratiquent et aiment cette position étrange du ciseau qui semble avoir tant fait kiffer Kechiche et le public mâle hétérosexuel. Tout est possible. Mais vu la rareté des représentations de la sexualité lesbienne (ou gay) dans l’art ou au cinéma, nous prêtons particulièrement attention à la manière dont nous sommes représentés. Car, non, les gays ne passent pas leur temps à s’enculer. Non, les lesbiennes ne passent pas leur temps à se lécher la chatte ou faire les ciseaux. Toutes les positions et les pratiques sont valables, quelle que soit l’orientation sexuelle ou le genre des partenaires: levrette, missionnaire, cuillère, pour ne citer que les plus connues.
Il n’existe pas UNE sexualité lesbienne. Il y a des sexualités, qui peuvent être toutes aussi variées, changeantes, multiples que nos identités. Toutes les nuances de l’amour charnel peuvent être pratiquées entre deux femmes: pénétration vaginale avec un, deux, trois doigts, la langue, le poing, via sextoy, vibro ou gode-ceinture, sodomie, cunnilingus, fellation. Les orgasmes aussi sont divers et variés: vaginal, anal, éjaculation féminine, les trois en même temps et j’en passe. Ou peut-être qu’il n’y a rien de tout cela (cf. la pratique du tantra ou l’asexualité). L’attirance sexuelle et amoureuse pour un sexe ou un autre ne détermine pas des pratiques sexuelles spécifiques. Les scènes sexuelles de La Vie d’Adèle, malgré leur force, répondent à un schéma classique de la représentation du désir et du regard: des femmes hétérosexuelles jouant des rôles de lesbiennes, sous la direction d’un homme hétérosexuel.
Les hommes hétérosexuels ont toujours eu plus ou moins carte blanche pour exprimer leurs fantasmes ou leur propre vision de la sexualité à travers l’image.
Dans un monde idéal, où chaque vision aurait sa place, cela ne me dérangerait pas. Mais les réalisatrices et artistes lesbiennes sont sans cesse censurées à chaque niveau de leur carrière lorsqu’elles souhaitent produire et diffuser leurs propres images et leur propre vision de la sexualité. Qu’importe le réalisme, qu’importe de savoir ce qu’en pensent et comment le vivent les premières intéressées, si le “male gaze” (ce regard masculin omniprésent sur le corps des femmes qui est un jugement auquel on ne peut pas échapper) est comblé.
Le sexe explicite au cinéma, ce n’est pas nouveau: L’Empire des sens en est le parfait exemple. Les hommes hétérosexuels ont toujours eu plus ou moins carte blanche pour exprimer leurs fantasmes ou leur propre vision de la sexualité à travers l’image. Il en va différemment pour les femmes, les lesbiennes, les gays, les bis, les trans. Ce qui est tabou encore aujourd’hui n’est pas le sexe, mais bien les images, les films et les discours spécifiques créés par les femmes (et les minorités) sur leurs propres sexualités. Sans même parler d’images, le simple mot “lesbienne” est gommé. Comme le fait remarquer la journaliste Alice Coffin, faites le tour des articles sur La vie d’Adèle (Le Monde, Télérama, Elle, Le Figaro… ) et vérifiez si le mot “lesbienne” y figure ou pas.
Car malgré ce qu’on peut lire de rassurant sur le film, qui serait une histoire d’amour “universelle”, “pas militante”, La Vie d’Adèle est ancré dans la spécificité de l’amour lesbien. Une force commune à tous les amours, certes, mais avec des obstacles bien particuliers à surmonter: le regard de l’autre, l’homophobie des camarades de classe et des parents, la difficulté d’assumer ou de défendre son homosexualité dans un cadre professionnel (du monde de la petite enfance à celui de la carrière artistique). La sexualité entre femmes a cela de particulier qu’elle peut échapper aux rôles rigides et binaires, aux chemins hétéronormés déjà tracés. C’est ce territoire sexuel et sensuel fait d’échange et d’expérimentation que j’aurais aimé retrouver dans les ébats d’Adèle.
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