Jeudi, le journaliste de Mediapart Fabrice Arfi a porté plainte contre X pour menace de mort à la suite de messages envoyés par Pierre Sellier, qui dirige une société d’intelligence économique. Pour les Inrocks, il explique sa décision et revient sur le déroulement des faits.
A quand remontent les premières menaces ?
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Edwy Plenel et moi-même avons reçu début juillet des salves impressionnantes de textos de Pierre Sellier. Ça a commencé quelques heures après la publication d’un papier mettant en cause Brice Hortefeux, mais je ne suis pas sûr que cela soit lié. Ça relevait tout bonnement du harcèlement, je me souviens notamment d’un « je vais te briser les genoux », souvent très tard le soir, en pleine nuit.
Nous avons donc décidé avec Karl Laske, qui enquêtait avec moi sur Ziad Takieddine, d’appeler ce monsieur, en prenant soin d’enregistrer la conversation. C’est lors de cet appel que les menaces ont été les plus violentes, il a notamment parlé de « trois balles dans la tête ». Nous avons toutes les preuves de ce que nous avançons.
Qu’est-ce qui vous a décidé à porter plainte ?
Deux choses : la première c’est que ce Pierre Sellier est le président actionnaire majoritaire d’une grosse entreprise de sécurité, Salamandre, qui a accueilli récemment un ancien directeur du renseignement de la DGSE, un responsable de la PJ et un ancien responsable des RG, soit des huiles de l’appareil de l’Etat. La deuxième raison, c’est qu’il est un intime de Ziad Takieddine. Il a travaillé pour lui, nous avons beaucoup d’éléments le prouvant, notamment des traces de transferts d’argent. Il a également conduit des opérations de renseignements sur la Libye pour le compte d’intérêts français.
Donc c’est très intriguant, que des menaces de mort nous parviennent au moment où nous enquêtons sur les liens entre un marchand d’arme et des proches du Président. Nous ne pouvons pas tolérer que de telles pratiques soient mises en œuvre à l’encontre de journalistes dans une démocratie. La question qui subsiste est de savoir si Pierre Sellier agit sur commande et si oui, de qui ? Il a travaillé avec l’Elysée, avec Claude Guéant, donc la question se pose.
Comment avez vous fait la connaissance de Pierre Sellier ?
Nous avions consacré un chapitre sur lui dans notre livre sur Karachi. Ce triste personnage est réputé pour exercer des pressions, toujours dans le même sens, celui du Président. Nous l’avions rencontré à plusieurs reprises dans le cadre de l’enquête, et j’avais déjà reçu un texto en juillet 2009, me demandant « pourquoi diffames-tu Edouard Balladur de la sorte ? »
Le modus operandi de ces intimidations ne vous étonne pas ? Qu’un professionnel profère de telles menaces aussi ouvertement, alors qu’il se doute que vous l’enregistrez et qu’il sait que vous le connaissez ?
Cela pose deux questions : celle du sentiment d’impunité et celle de la folie. Je ne prends évidemment pas ces menaces au pied de la lettre, je ne m’attends pas à ce que quelqu’un me tombe dessus dans la rue, mais une telle campagne d’intimidation interroge. Il est également possible que cet homme soit fou, mais à ce moment-là, est-ce un fou utile ? Et à qui ?
Je dois avouer que j’ai beaucoup de mal à croire à la thèse de la folie étant donné le profil de l’entreprise qu’il dirige. Celle-ci travaille avec d’énormes groupes industriels internationaux et brasse plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires par an. On ne peut pas non plus prendre à la légère ces menaces quand on connaît son réseau, ses connexions. Il faut bien mettre bout à bout cette histoire avec celle de l’espionnage du journalistes du Monde, du retrait de la fameuse plainte de Claude Guéant en catimini cet été, etc…
Pourquoi avoir attendu pour porter plainte ?
Il y a déjà une question de calendrier, on a préféré se donner le temps de la réflexion. Ce n’est pas une décision que l’on prend à la légère. Mais ce qui domine, c’est la volonté de dire « ça suffit, on ne menace pas des journalistes quand on entretient des liens avec le pouvoir ».
A la lumière de ces menaces, est ce que ça n’a pas été encore plus rageant que l’enquête sur Takieddine ait été peu reprise sur le moment ?
Non, je n’ai pas d’amertume de ce côté-là. Cela pose simplement la question des reprises par les autres médias de cette affaire Takieddine, qui est un véritable poison pour le pouvoir. Mais je ne m’inquiète pas, la justice semble être abonnée à Mediapart et suit notre travail de près.
Après les éléments révélés par le Monde hier, peut-on toujours dire aujourd’hui que les sources sont protégées ?
Je suis comptable de mon travail : je n’ai jamais perdu une source à ce jour. Mais cette ambiance est réellement pesante, un climat de peur règne. Il faut donc redoubler d’astuces de discrétion pour protéger ses sources. Cela donne l’impression d’une violence d’Etat psychologique plus importante. Je pense que cela découle de la personnalité et du type de gouvernance cher à Nicolas Sarkozy, qui sont outranciers. C’est la pédagogie du « casse toi pauv’ con » : quand un citoyen refuse de serrer la main du président, alors le Président de la République lui lance « Casse toi pauv’ con ». C’est une psychologie de la vulgarité, qui pèse sur tout le monde, aussi bien les juges indépendants que les journalistes ou les fonctionnaires. Cela fait désormais partie du paysage.
Le fait que cela ait été fait plus finement sous Chirac ou Mitterrand change-t-il le fond du problème ?
Je prend l’exemple des écoutes sous Mitterrand : le fond est le même, mais une différence symbolique réside dans le fait que Mitterrand avait créé une cellule au sein de l’Elysée. On a l’impression que Nicolas Sarkozy privatise directement les services de l’Etat, comme le contre-espionnage, pour enquêter sur des journalistes qui traitent des affaires gênantes pour lui. Nicolas Sarkozy avait fait campagne sur la rupture, effectivement il y en a une de ce côté là : auparavant, il y avait une certaine culpabilité à surveiller des journalistes ou des personnalités, mais aujourd’hui c’est fait de manière complètement décomplexée et irresponsable.
Propos recueillis par Gino Delmas
Mise à jour le 2/9/2011 : Rectification d’une citation de Fabrice Arfi à sa demande.
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