À vingt-trois ans, Clara 3000 donne l’impression d’avoir déjà vécu 3000 vies. Cette Djette s’exporte à travers le monde, joue les muses pour le jeune créateur Jacquemus et a rejoint le label Record Makers où elle contribue à la direction artistique. Par un dimanche pluvieux, nous avons squatté son canapé.
Notre premier rendez-vous avec Clara 3000 s’est soldé par un lapin. Une heure et demie après l’échéance, nous avions reçu un coup de fil contrit, “Je suis vraiment désolée, j’ai complètement zappé, ça ne m’arrive jamais”. On ne sait pas si Clara 3000 observe le même régime alimentaire qu’un léporidé – en notre compagnie elle grignote des imitations de Pim’s, pas des carottes -, mais on lui connaît au moins un point commun avec l’animal: elle a de grandes oreilles, rapport à son étonnante capacité à écouter de la musique. Beaucoup de musique. Au point d’en avoir fait, fortuitement, son métier.
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Clara Deshayes naît à Versailles le 15 octobre 1989, entre un petit frère et une grande sœur. Ses parents divorcent quand elle est enfant. Sa mère achète un appartement, le retape, le revend. Répète l’opération plusieurs fois, gagne son argent comme ça. La famille décomposée déménage souvent et de ces mouvements quasi bisannuels, Clara dit avoir tiré une indépendance qui flirte avec le handicap social. “Je suis un peu bizarre, je ne me suis jamais liée aux gens. Au lycée j’avais ma bande, mais j’étais assez détachée dans ma tête.” Elle précise, en souriant, que “ça fait un peu dépressif de dire ça, mais qu'[elle] le vivai[t] très bien.”
Electrochoc
D’aussi loin qu’elle se souvienne, la musique a “toujours été [son] truc”, même si ses parents ne viennent pas de ce milieu. Avec un papa qui vend des paréos, on a effectivement déjà vu filiation plus évidente. Ses premiers vinyles, elle les achète seule, à la préadolescence. “Il y avait un magasin genre Emmaüs à côté de mon collège, j’y suis entrée pour acheter un livre et j’en suis ressortie avec The Wall de Pink Floyd, que le vendeur m’a offert parce qu’il était rayé”. Les heureux incidents de ce genre jalonneront dès lors son parcours de mélomane. Comme cette soirée du 10 février 2007 où elle se rend à l’Espace Pierre Cardin pour les quatre ans du label Ed Banger, sur la seule foi d’un morceau de Justice écouté sur MySpace. “Je n’étais jamais allée en club de ma vie. Avec mon copain, on a débarqué du haut de nos 17 ans et on s’est fait recaler – on n’avait même pas capté qu’il fallait être majeur ! Heureusement, un mec de chez Digitick nous a trouvés trop mignons et nous a fait passer pour ses petits cousins.” La soirée reste comme “l’une des plus marquantes de [sa] vie. À partir de là j’ai commencé à sortir tous les week-ends, genre radicale, la fille.” Elle rit : Clara l’avoue volontiers, elle a une sérieuse tendance à l’obsession. Après cette virée initiatique, la lycéenne emmagasine tout ce qu’elle peut sur la musique électronique. Elle, plutôt branchée rock ou hip hop, “Jimi Hendrix ou A Tribe Called Quest”, vient de se prendre un véritable Electrochoc (pour citer le livre de Laurent Garnier qui devient l’une de ses bibles).
« L’année où le Social Club a ouvert, j’ai dû y aller 100 fois. »
À 17 ans elle quitte le domicile familial, puis, son bac L en poche, s’inscrit à l’Université de Nanterre en double licence d’anglais et d’histoire. Elle admire Robert Capa et s’imagine en photoreporter de guerre. Alors que sa fac est immobilisée par une grève, elle répond à une petite annonce de stage pour le magazine Trax et décroche le job. Elle écrit alors des comptes-rendus de soirées. “C’était le bon prétexte pour observer les Djs. L’année où le Social Club a ouvert, j’ai dû y aller 100 fois. Je ne dansais pas, je me postais derrière les platines et je regardais”. C’est à cette période qu’elle rencontre Pedro Winter, qui lui offrira à son tour un stage quelques mois plus tard, alors qu’elle met un terme à l’expérience Trax. “Au bout de neuf mois j’avais fait le tour et j’étais un peu déçue : on te demande parfois de faire une chronique et à cause de la pub, tu n’as pas le droit de dire que tu n’aimes pas.”
© Elsa Guardia/Cheek Magazine
Pour rester fidèle à ses goûts musicaux, Clara trouve un subterfuge. Imiter, chez elle, les Djs qu’elle épie en soirée. Un jour de décembre 2008, alors qu’elle n’a toujours d’autre ambition que de mixer pour ses colocataires, elle découvre stupéfaite qu’elle va faire la première partie d’un Dj set de… Justice. C’est Victor Aime, organisateur des soirées We Are Under Age, qui l’a bookée dans le club parisien Le Régine à son insu. C’est le début de sa carrière de Dj. Elle parvient rapidement à en vivre, mais aujourd’hui encore, elle est loin de gérer cette activité comme un business. “Je n’ai pas d’agent artistique et je ne démarche personne.” Si elle ne semble pas crouler sous les billets de banque – elle vit en coloc’ dans un deux-pièces tout simple du 10e -, officier derrière les platines lui permet surtout de voyager. “J’aime bien être ailleurs avec un carnet de notes et un ordinateur. En 2012, j’ai passé un mois entre le Mexique et Los Angeles. Ça m’a fait du bien car, avant de partir, j’étais un peu perdue.”
C’est qu’en janvier 2011, Clara se retrouve le bec dans l’eau. Ed Banger, chez qui elle a passé un an et demi en stage, n’a pas les moyens de l’embaucher. Même si elle avoue que ce genre de situation cul-de-sac constitue “le fléau des gens de [sa] génération”, elle ne garde aucune amertume quand elle évoque son passage au sein du label. “J’ai vécu une expérience trop cool. On a l’impression qu’ils ont une stratégie du buzz très au point mais en fait, pas du tout. Même la répartition des tâches est très libre”. L’aventure Ed Banger terminée, les soirées de Clara sont bien remplies, mais ses journées beaucoup moins. Elle fonde alors, avec une amie photographe, un fanzine, Mire, “une espèce de fourre-tout” tiré à 200 exemplaires. Cette activité lui permet de laisser libre cours à son côté fétichiste. “J’adore les objets. Mon grand-père a passé sa vie à collectionner des trucs bizarres, comme des menus de restaurants. Il en avait même un du Titanic”.
« J’ai l’instagram le moins régulier de la planète »
@ Elsa Guardia/Cheek Magazine
Mais Clara 3000 a beau aimer les reliques et le papier jauni, elle est aussi une fille de son temps. Si elle avoue avoir “l’Instagram le moins régulier de la planète” à cause de sa propension à perdre tous ses iPhone au bout de deux semaines, Internet reste sa première source d’inspiration. D’une curiosité hors-normes, Clara virevolte d’un genre musical à un autre en mode très haut débit. Elle aime autant “les trucs obscurs tellement intègres que personne ne les connaît”, que la pop grand public comme le premier album de Madonna. Elle peut passer des journées à télécharger du rock zambien. Des sœurs Knowles, elle préfère Solange à Beyoncé, trouve que la seconde ne fait pas “de la pop de maintenant”. Mais pendant qu’elle nous parle, les enceintes de son salon égrainent des oldies: Chris Isaak, Lou Reed, Shocking Blue ou Bronski Beat.
Autodidacte
C’est ce goût de la diversité qui lui a permis de trouver son nouveau job. Depuis décembre 2012, elle épaule Marc Teissier du Cros dans la direction artistique du label Record Makers (Sébastien Tellier, Kavinsky). Comme toujours, la collaboration a débuté naturellement. “Marc est venu me voir mixer au Silencio, où j’ai une résidence. Je faisais un set de 6h et toute la nuit, ça sentait l’herbe, je ne savais pas d’où ça venait. Quand j’ai fini par me retourner, Marc était derrière moi en train de fumer un gros joint”, se souvient Clara. Quelques cafés plus tard, c’était dans la poche. Chez Record Makers, elle dit avoir envie de rester “un bon moment”.
Le peu de temps libre qu’il lui reste, Clara l’utilise pour composer, “sans vraiment de méthode”. Quasi autodidacte, elle a pris des cours de guitare il y a longtemps et a continué son apprentissage en solitaire, s’aidant de YouTube ou de Guitartabs.com. Elle sample, expérimente sur des logiciels, des synthés, des boîtes à rythme. Elle explique que faire sa propre musique lui tient vraiment à cœur, qu’elle a toujours été trop timide pour se jeter à l’eau mais que c’est en train de se débloquer. Elle a très envie de faire de la scène, envisage aussi d’utiliser sa voix. Elle espère finaliser un Ep bientôt. D’ici là, merci d’ouvrir grand vos grandes oreilles.
Faustine Kopiejwski
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