Il y a quelques semaines, Stoya déclenchait un tremblement de terre dans l’industrie du X en révélant s’être fait violer par James Deen, son ex-petit ami avec qui elle formait un couple à la fois sulfureux, intello et glamour. Défenseuse d’un porno éthique, cette “performeuse” détonne avec ses tribunes au vitriol et son physique atypique dans un paysage cinématographique où le silicone et les UV règnent en maîtres. Portrait.
Sa voix aiguë, presque enfantine, s’élève dans la pièce. S’affiche ensuite l’image, celle d’une jeune femme de 29 ans au visage gracile, les cheveux noir corbeau retenus en queue de cheval, une frange à la Betty Page barrant son front blanc, le sourcil épilé fin, le nez mutin, le sourire en coin. Nous sommes le 23 décembre et Stoya nous skype depuis son appartement new-yorkais avant de rejoindre ses parents pour les fêtes. “Non, je n’ai pas envie de parler d’eux, ni de vous dire où ils habitent. Ils n’ont pas signé pour ça.” Les choses ont le mérite d’être claires. S’immiscer dans son intimité, ne serait-ce que d’un pied, est une tâche ardue depuis le 28 novembre. Ce jour-là, Stoya déclenche une tornade dans l’industrie du X en révélant, en l’espace de deux tweets, avoir été violée par son ex, James Deen. Dans la foulée, huit autres femmes accusent l’acteur porno d’agressions sexuelles.
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Ne souhaitant plus en parler, Stoya nous renvoie vers son blog, Graphic Descriptions, sur lequel elle a publié un billet consacré à l’affaire le 17 décembre. Elle y explique ne pas avoir porté plainte par manque de confiance dans les autorités et le système judiciaire américain, qui “ressemble peu à de la justice lorsqu’il s’agit de travailleurs/ses du sexe”, et ajoute: “J’avais peur que mon témoignage ne serve qu’à alimenter les groupes d’opinions qui cherchent à dicter la façon dont nous, acteurs et actrices porno, pratiquons notre travail, et à remettre en question la légalité même de ce travail.”
“La plus jolie fille de New York est une pornstar”
Surnommés les “Brangelina du X”, Stoya et James Deen formaient un couple à l’écran comme à la ville: les deux acteurs tournaient très régulièrement ensemble, débarquaient main dans la main sur les tapis rouges, et postaient des photos de leur couple sur les réseaux sociaux. Leur popularité grandissait à mesure que la frontière entre leur vie privée et leur vie publique s’amenuisait. Leurs physiques de boy et de girl next door et leur refus de la chirurgie esthétique et des UV -Stoya avait décliné par deux fois la proposition de sa boîte Digital Playground de lui payer une nouvelle paire de seins- leur avaient garanti une place à part dans l’industrie du X: celle d’un couple branché, intello, fun et courtisé par la sphère mainstream -Deen a tourné aux côtés de Lindsay Lohan dans The Canyons de Paul Schrader, sorti en 2013. Le genre d’image à rassurer le grand public, et donc à plaire aux producteurs.
“Stoya présente bien, s’exprime bien, ajoute Gérome Lorenzo, journaliste à Hot Vidéo, elle plaît de fait aux médias.” En 2013, le magazine américain The Village Voice la placardait en Une, avec pour légende: “The prettiest girl in New York is a pornstar”, “une manière de sous-entendre qu’on aurait jamais imaginé que cette fille-là pouvait faire du porno”, estime Gérome Lorenzo.
Le magazine The Village Voice avec Stoya en couverture
La réalisatrice de films pornographiques féministes Ovidie se souvient de la première fois où elle a posé les yeux sur celle que certains dans le milieu surnomment “Blanche-Neige” en référence à son teint d’albâtre: “C’était au salon des Vénus à Berlin, un genre de grand-messe du porno pas forcément de bon goût. Elle se tenait à un stand. Elle avait un air ovniesque, surtout dans cette sorte de foire à la saucisse. Et, effectivement, ce n’était pas son public. Personne ne faisait la queue pour la voir. Elle a réussi par la suite à conquérir un public plus branchouille, hipster, bien différent du public hardcore old school typique du porno.” Si elle maîtrise parfaitement l’art de l’esquive en interview, prenant soin de ne pas s’appesantir sur sa vie privée, Stoya est loin de se résumer à une image qu’elle aurait méticuleusement construite. “Jusqu’à récemment, je n’envisageais pas le porno comme une carrière. Je m’amusais”, nous assure-t-elle.
“J’ai toujours su que je mènerais le type de vie dans laquelle ce n’est pas très grave d’avoir tourné un porno”
Née en 1986 en Caroline du Nord d’un père informaticien et d’une mère ingénieure nucléaire qu’elle décrit comme “féministe”, Jessica Stoyadinovich commence la partie de rigolade à sa majorité, en posant en petite tenue pour un site érotique. Un beau jour, le téléphone sonne: “Je devais avoir environ 19 ans. On me proposait de tourner une vidéo porno avec une fille. Sauf que ce n’est pas comme faire de la danse: on ne peut pas aller voir un prof pour avoir des conseils. Je me suis donc rendue dans un cinéma pour adultes à Philadelphie avec ma meilleure amie et on a regardé trois films d’affilée. J’ai fini par accepter tout en leur disant que si je ne m’en sentais pas capable, même au dernier moment, ils devraient me laisser partir.”
La jeune fille se retrouve donc un beau matin à Los Angeles, allongée sur un lit du Château Marmont en compagnie d’une autre fille: “Ils ne devaient sûrement pas savoir qu’un porno s’y tournait…” précise-t-elle en éclatant du même rire cristallin qui rythmera tout l’entretien. “Je ne pouvais pas poser trop de questions comme ‘tu aimes ça?’ ‘Et là ça va?’, donc j’essayais d’avoir l’air de quelqu’un qui sait ce qu’il fait… Le caméraman a fini par se claquer le dos, le tournage a donc été écourté, mais le film est sorti.”
“Les productions ressemblaient toutes à des parodies de Top Gun, avec des filles courant partout avec des faux flingues, de l’action.”
Peu de temps après, en 2007, elle est contactée par Digital Playground, une grosse boîte de production de films X qui compte dans ses rangs Katsuni et Jesse Jane. “Ils m’ont demandé comment je sentais le fait de faire l’amour avec un garçon. Je n’ai jamais vu beaucoup de différence entre le faire face caméra avec une personne ayant un pénis ou une personne ayant un vagin, confie-t-elle, mais je savais qu’il y avait un plus gros stigmate associé au fait de coucher avec un homme dans un porno pour un gros studio. J’ai accepté parce que je me disais encore que ce n’était l’histoire que de quelques vidéos. Je n’ai jamais voulu devenir présidente, faire de la politique… J’ai toujours su que je mènerais le type de vie dans laquelle ce n’est pas très grave d’avoir tourné un porno.” L’actrice enchaîne les films X relativement conventionnels: Cheerleaders, Taste of Stoya, Pirates II, etc. “Digital Playground s’adresse à des couples hétérosexuels qui veulent s’émoustiller un peu dans leur chambre à coucher une fois les enfants endormis. Les films étaient quasiment tous réalisés par des hommes. Les productions ressemblaient toutes à des parodies de Top Gun, avec des filles courant partout avec des faux flingues, de l’action.”
Stoya est alors “contract girl”, une situation enviée dans l’industrie du porno: elle tourne peu (cinq à six films par an, sachant qu’un film scénarisé classique est bouclé en l’espace d’une semaine environ), et perçoit une rémunération mensuelle avoisinant les 6000-7000 euros selon Gérome Lorenzo, qui ajoute: “Le gros de leur activité est de faire de la représentation, des séances de dédicaces dans des sex shops, des salons, des strip-tease.”
“Il y a dix ans, on pouvait se permettre de critiquer des conditions de tournage. Désormais, vous n’avez quasiment plus le choix.”
Mais l’indépendance et l’innovation sont deux critères-clé pour la jeune femme, qui décide de claquer la porte de Digital Playground en 2014 pour voler de ses propres ailes. L’entreprise vient alors d’être rachetée par Manwin -aujourd’hui baptisée MindGeek- une holding tentaculaire qui a acquis des “tubes”, des sites de vidéo porno gratuits, comme YouTube ou Pornhub pour y glisser ses propres productions et pubs entre deux vidéos amateurs, l’air de rien. Mais les tubes participent à la précarisation du métier d’acteur porno. “Il y a dix ans, on pouvait se permettre de critiquer des conditions de tournage et de décider de ne plus travailler avec une boîte de production. Désormais, vous n’avez quasiment plus le choix. Il y a beaucoup moins d’opportunités, déplore la jeune femme. La force du porno a toujours été sa capacité à s’adapter. On doit donc continuer à essayer.”
Exit Digital Playground donc, et place à TRENCHCOATx, un site de vente en ligne de vidéos porno à l’unité, qu’elle a monté avec son amie, la blonde Kayden Kross, qui fut aussi “contract girl” chez Digital. Stoya en profite pour passer derrière la caméra et lancer des séries de vidéos originales comme Around The World, dans laquelle elle se filme en pleins ébats sexuels dans différents lieux autour du monde. La série Graphic Depictions est constituée, elle, de courtes vidéos (entre 10 et 20 minutes) quasiment dépouillées de toute narration, avec pour objectif de revenir à l’essentiel, au naturel.
“Parfois, j’ai du mal à faire le vide dans mon esprit. Je pense à la lettre que je n’ai pas postée”
“Stoya est devenue un porte-étendard du porno féministe et éthique, résume Gérome Lorenzo de Hot vidéo, son discours consiste à dire que les consommateurs de porno doivent avoir une démarche militante en payant leurs vidéos, afin de garantir de bonnes conditions de tournage aux acteurs et actrices.” L’ancienne pornstar mainstream s’est muée en figure de “l’alt-porn” (Ndlr: porno alternatif, indépendant, DIY, souvent lié aux cultures gothiques ou punk) et innove: ses vidéos ne montrent pas systématiquement d’éjaculation, point névralgique de la majorité des productions X, et n’hésitent pas à se concentrer sur le visage de l’actrice en pleine extase: “Le sexe est un grand mystère et la première étape, à mon avis, est de questionner l’idée que le sperme doit nécessairement sortir à la fin, l’idée qu’on ne saurait montrer un pénis qui ne soit pas en erection. Dans la pornographie, on rencontre des ‘problèmes hydrauliques’, mais le réalisateur va tourner et monter le film de façon à ce qu’on ne les voie jamais.”
Stoya est soucieuse du verbe. Pointilleuse même. Chaque terme revêt une importance fondamentale à ses yeux. Ainsi, lorsqu’on la qualifie d’“actrice porno féministe” au détour d’une phrase, ses poils se hérissent: “Je préfère ‘performeuse’ d’un côté et féministe de l’autre”, lâche-t-elle, soudain cinglante. “Je suis bien entendu pour l’égalité femmes-hommes, mais je ne crois pas que lier mon travail au féminisme soit très pertinent, dans la mesure où le gros de celui-ci a été fait chez Digital Playground… Lorsque je fais mon job, je ne me sens pas plus féministe que lorsque j’étais serveuse.” Stoya n’est pas d’accord avec les prises de position de toutes les “féministes”, comme elle le soulignait dans une tribune au vitriol publiée sur Vice en 2013: “Lorsque les féministes persécutent quiconque n’est pas une femme ou infantilisent celles dont elles désapprouvent les choix, je trouve ça infernal. Quand elles débattent pour savoir si mettre du rouge à lèvres est, oui ou non, un signe d’autonomisation, je pense que c’est même parfaitement con.”
L’orgasme de Stoya ne s’oublie pas: l’actrice glousse en jouissant.
Son amie Kayden Kross précise: “Elle n’acceptera pas les généralités peu réfléchies, trop directes. Elle ne se laissera pas convaincre de ce qu’une femme est ou devrait être.” Et d’ajouter: “C’est une actrice, donc sa position qui consiste à dire qu’elle ne se sent pas particulièrement féministe au travail mais profondément féministe dans sa vie privée n’est pas incongrue. S’agissant des scènes de sexe dans les films, elle aime ce qu’elle a décidé qu’elle aimait, et non ce qu’une école de pensée ou un tiers a décidé qu’elle devrait aimer afin de mieux rentrer dans leur moule.”
Elle n’envisage pas tant la pornographie comme un jeu que comme une véritable expérience corporelle qui lui apporte du plaisir. Car oui, Stoya a deux à trois orgasmes par scène de sexe. “On pense que les travailleurs du sexe, et surtout les femmes, font des choses avec leurs corps parce qu’elles ont besoin d’argent. Et, comme ça implique du sexe, et comme il y a encore une peur panique autour du sexe car le corps pénétré nous semble très vulnérable, on considère que ce n’est pas choisi.” Si Stoya sélectionne soigneusement chacun de ses tournages, elle avoue tout de même devoir travailler son excitation: “Parfois, j’ai du mal à faire le vide dans mon esprit. Je pense à la lettre que je n’ai pas postée, au fait qu’il fait froid, à l’endroit où j’ai mis mes clés… Pour tourner, il faut se concentrer sur son partenaire, et trouver quelque chose en lui ou elle qui nous excite. Je ne sais pas pourquoi, mais le public est en attente de ‘vrais orgasmes’, surtout vis-à-vis des femmes, car nous n’éjaculons pas. Il y a une sorte d’idée générale selon laquelle le corps de la femme ment, que son orgasme n’est pas fiable. J’ai eu des partenaires qui réclamaient un plaisir authentique, ou qui me disaient ‘mais pourquoi tu retiens ton orgasme aujourd’hui?!’. Parfois ça vient, d’autres fois je suis à deux doigts d’en avoir un et non, ça ne veut pas…”
L’orgasme de Stoya ne s’oublie pas: l’actrice glousse en jouissant. “Je sais, ça peut paraître bizarre! On m’a souvent dit que je n’avais pas réellement joui vu que j’avais gloussé… J’ai même dû expliquer à des mecs que non, je ne me moquais pas de leur pénis”, se rappelle-t-elle en gloussant, justement. “C’est la façon qu’a mon corps de répondre à un sentiment de joie. Le principal, c’est d’être bien avec son orgasme. Que tu ries, que tu pleures, que tu t’évanouisses, que tu éternues, que tu ne fasses rien… tout roule!”
Capotes ou pas capotes?
Stoya n’hésite pas à dire ce qu’elle pense. Quitte à se mettre à dos une partie de la profession. On retrouve sa plume sur le Guardian, Vice, The Verge, où elle a répondu pendant longtemps aux questions des internautes. En 2013, elle prenait clairement position contre une loi rendant le port du préservatif obligatoire sur les tournages X en Californie dans une tribune du Guardian. Selon elle, la capote rendant les films moins attractifs, elle contribuerait à la crise de l’industrie du X et participerait à la baisse des salaires des acteurs et des actrices. Bilan: ces derniers seraient moins enclins à dépenser leur argent en tests HIV. “Les performeurs finiront par ne compter que sur le préservatif comme protection contre les MST”, concluait-elle.
Sans compter que le préservatif peut rendre un tournage plus ardu. Ainsi, sur XGirl contre Supermacho, un film en deux volets réalisés l’un par Ovidie, l’autre par Dist de Kaerth, pour Canal+, Stoya a vécu quelques “frottements” désagréables: “Si j’avais su, j’aurais demandé à espacer davantage les scènes de sexe. Je ne suis pas habituée au préservatif sur les tournages. Aux États-Unis, c’est une zone grise. Sur les tournages pro, on doit seulement présenter un test ayant moins de 20 jours, sur lequel figure notre numéro de carte d’identité. Me faire tester fait désormais partie de ma routine.”
La jeune femme a le goût des expériences, qu’elles se déroulent sur un plateau de tournage, dans sa chambre à coucher, ou sur le site d’un journal anglo-saxon. En 2012, elle participait à Hysterical Literature, une série de vidéos mettant en scène de jeunes femmes plus ou moins connues lisant un passage d’un livre de leur choix tout en ayant un orgasme à l’aide d’un vibromasseur.
Stoya avait donc joui face caméra, en gloussant comme à son habitude, tout en lisant Necrophilia Variations de Supervert. “J’ai actuellement une sorte d’obsession bizarrement non-morbide au sujet de la façon dont l’orgasme affecte la chimie du cerveau, au sujet de l’origine de l’expression française de ‘petite mort’, et des raisons pour lesquelles mon esprit se vide complètement lorsque j’atteint le sommet d’une expérience sexuelle”, expliquait-elle après coup sur le site du projet.
“Je ne veux pas qu’on me demande comment je couche avec mes copains”
“C’est la nouvelle Sasha Grey”, estime Ovidie. En 2011, tout juste âgée de 21 ans, Grey claquait la porte de l’industrie du X pour se reconvertir en écrivaine et publiait son premier roman, Juliette Society, deux ans plus tard. “Aujourd’hui, des filles comme Stoya et Sasha Grey se font rares, car il n’y a plus d’argent et donc plus de volonté d’investir dans des stars du X. C’est un milieu qui fait moins rêver, assure Ovidie, les gens consomment du porno sur des plateformes gratuites et sélectionnent les vidéos en fonction des mots-clés et non plus des actrices.”
Le pire cauchemar de Stoya serait d’être résumée à ses années sous contrat, d’être cantonnée à ce qu’elle surnomme “le carré rose scintillant”: “Je ne veux pas qu’on me demande comment je couche avec mes copains, si je mets des capotes ou pas, comment je vis mes relations personnelles… Est-ce qu’on demanderait ça à un mec?!” On lui parle alors de cinéma et de littérature. Si elle avoue regarder peu de films, la jeune femme s’emballe en mentionnant Elena Ferrante, dont elle dit dévorer les romans. Or, personne ne connaît la véritable identité de cette romancière italienne à succès. Mais qui pourrait prétendre connaître véritablement celle de Stoya?
Carole Boinet
Cet article a été publié initialement sur Les Inrocks.
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