Montée en 2014 par la vingtenaire Emmanuelle Jacquemard, la compagnie 411 Pierres s’installe pour un mois au théâtre Les Déchargeurs à Paris, où elle adapte le King Kong Théorie de Virginie Despentes. Rencontre avec une jeune metteuse en scène à suivre.
Sortie de répétition, mercredi 6 janvier. Dans le hall d’accueil aux murs mauve damidesque du théâtre Les Déchargeurs, sis derrière le H&M de la rue de Rivoli à Paris, la troupe de la compagnie 411 Pierres s’embrasse et se dit à demain. Depuis le début de la semaine, ce groupe d’une petite dizaine de jeunes femmes, dont la moyenne d’âge n’excède pas 30 ans, répète chaque jour sa propre adaptation -à ne pas confondre avec celle de Vanessa Larré– du King Kong Théorie de Virginie Despentes.
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À la tête de la jeune compagnie, la metteuse en scène parisienne Emmanuelle Jacquemard, 26 ans, raconte: “J’ai monté 411 Pierres en 2014 spécifiquement pour ce spectacle. C’est le premier que je porte à ce point-là, ma première pièce en tant que professionnelle.” La jeune femme, comédienne amatrice depuis l’enfance, signe, pendant son master à Sciences Po Paris, un CDI pour travailler au théâtre en coulisses, côté administratif. Un job qui lui permet de voir beaucoup de pièces, au point de lui donner envie de lancer sa propre aventure.
Après avoir réuni autour d’elle l’équipe qui forme aujourd’hui 411 Pierres, Emmanuelle Jacquemard et son crew 100% féminin ont répété pendant six mois avant de montrer sur scène leur vision de King Kong Théorie.
À 23 ans, elle quitte son poste, entame une formation de comédienne professionnelle puis passe les concours des écoles de mise en scène. C’est pour l’une de ces épreuves qu’elle a l’idée de présenter King Kong Théorie. Cet essai de Virginie Despentes, elle ne l’a pas découvert en librairie, mais au théâtre. Et c’est sur scène, en l’incarnant, qu’elle se lie définitivement avec lui. “En le jouant, je me suis rendu compte à quel point il résonnait en moi, et j’ai décidé d’en faire un spectacle”, se souvient-elle.
Après avoir réuni autour d’elle l’équipe qui forme aujourd’hui 411 Pierres -nommée ainsi d’après son adresse lorsqu’elle vivait en Argentine, et les chiffres qui composent sa date de naissance-, Emmanuelle Jacquemard et son crew 100% féminin (ou presque, il y a quand même un garçon qui s’occupe de la lumière) ont répété pendant six mois avant de montrer sur scène leur vision de King Kong Théorie. Les premières représentations, à Paris en avril 2015 pour quatre soirs au théâtre de la Jonquière, ont été concluantes. “On a battu des records de fréquentation!”, s’amuse fièrement la jeune femme. Totalement auto-financé -“ça me coûte plus que ça me rapporte”, avoue-t-elle-, le spectacle reprend ce mardi 12 janvier au théâtre Les Déchargeurs, pour 20 dates. En juillet, on pourra le retrouver en Avignon au théâtre La Luna. On s’est entretenues avec cette passionnée de théâtre qui se lance dans le grand bain avec un texte qui, forcément, nous parle.
Pourquoi ce texte t’a-t-il attirée?
J’ai découvert King Kong Théorie au théâtre du Rond-Point, lors de la pièce Modèles. Il m’a interpellée car il faisait écho à une période de ma vie où la question du viol, de l’agression s’est présentée. Je n’ai pas été touchée directement, mais j’ai été plusieurs fois la confidente d’amies à qui c’était arrivé. Pour moi, qui suis pourtant issue d’un milieu assez aisé, c’était donc une réalité très forte. Et puis, je pense que King Kong Théorie me parlait à un niveau intime aussi: je mesure 1,86 m, je suis très grande, c’est quelque chose que j’ai apprivoisé assez vite mais à l’adolescence ce n’était pas forcément évident de coller au modèle de la femme mignonne, petite. Il y a une période où je me sentais un peu entravée et ce texte est un appel à la libération.
“Il nous est arrivé d’avoir des débats sur la prostitution en travaillant sur ce texte.”
En quoi est-ce un texte adapté au théâtre?
Despentes a un style, surtout dans cet essai-là, que je qualifierais de fleuri. Il y a quelque chose de vital qui se dégage de ce texte, d’hyper porteur sur une scène de théâtre. Je trouve aussi que c’est un texte qui invite à la discussion. Avec May (Ndlr: Roger, qui collabore à la mise en scène), il nous est arrivé d’avoir des débats sur la prostitution en travaillant dessus. Certaines comédiennes de la troupe, quand elles l’ont lu la première fois, m’ont dit qu’elles n’étaient pas d’accord avec tout, mais que ça les faisait réfléchir. Et c’est souvent ce que les gens m’ont dit en sortant du spectacle.
Pour celles qui ne l’ont pas lu, qu’est-ce qui prête à débat?
Notamment la vision positive de la prostitution et du porno qui, quoi qu’on en dise, reste un discours polémique. Mais encore une fois, ce que j’aime, c’est que ce texte ne ferme pas les choses.
© Pauline Bernard
Fallait-il obligatoirement des femmes pour l’incarner?
Sur le coup, ça me paraissait évident, car Virginie Despentes parle à la première personne. Mais je serais très heureuse qu’un jour, un King Kong Théorie se monte avec des hommes, je pense que ce serait aussi intéressant.
Penses-tu que la question de la condition féminine sera toujours au cœur de ton travail?
Je pense que oui. De la même manière que la question de la diversité m’est très chère. C’est très important pour moi d’avoir des comédiennes noires sur le plateau, par exemple. Quand j’ai réuni le casting pour King Kong Théorie, je me suis rendu compte que je n’avais aucune comédienne noire dans mon entourage. Les cours privés d’art dramatique sont quand même un sacré biais social, du coup c’était très important pour moi d’avoir de la diversité.
“Il y a très peu de directrices de scènes nationales, les nominations concernent essentiellement des hommes.”
Le milieu du théâtre est-il en manque de metteuses en scène, par rapport aux metteurs en scène?
Ça évolue. Le collectif H/F Île de France publie des statistiques là-dessus: oui il y a beaucoup de metteuses en scène mais, comme au cinéma, quand elles ont un budget de production, il est inférieur d’un tiers à celui des hommes. Par ailleurs, il y a très peu de directrices de scènes nationales, les nominations concernent essentiellement des hommes. Le schéma de base d’une scène publique, c’est un directeur homme et une administratrice femme.
© Pauline Bernard
Et quid des dramaturges femmes?
Dans les textes, les femmes sont très peu représentées. H/F se bat justement pour l’emploi du mot “autrice”, qui existait au XVIème ou au XVIIème siècle et qui a disparu. Certains textes du XVIIIème et du XIXème siècle disent qu’une femme ne peut pas être auteur, car il s’agit d’un travail de construction trop grand, et qu’elles ne sont capables que de petites choses.
“Ça peut être un milieu assez dur pour les actrices, surtout quand elles vieillissent.”
Existe-t-il au théâtre des mouvements féministes comme il y en a par exemple en musique avec les riot grrrls?
Pas à ma connaissance. Mais on sent que c’est un thème qui intéresse de plus en plus. Il y a notamment le problème du vieillissement des comédiennes. On expose tellement son corps sur une scène de théâtre qu’il faut se demander comment on le montre, dans quelles conditions. Ça peut être un milieu assez dur pour les actrices, surtout quand elles vieillissent.
Es-tu en contact avec Virginie Despentes, que pense-t-elle de ta pièce?
J’ai réussi à avoir son adresse mail par une amie, je lui ai donc envoyé un mail assez personnel en 2014, en lui expliquant pourquoi j’avais envie de monter ce texte. Elle m’a répondu très gentiment dans les trois jours en me disant que je pouvais faire ce que je voulais. Depuis, je la tiens régulièrement au courant des avancées du projet via sa maison d’édition, Grasset. Elle n’a pas pu venir en avril mais elle compte se déplacer cette fois-ci.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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