De l’instant où on lève son verre à celui où on pose sa cuillère à dessert, une tartine de codes stéréotypés se joue à table, souvent à notre insu. Au menu, des clichés à volonté sur la prétendue bienséance, ainsi que des injonctions pour ne jamais oublier de “faire femme”, même quand on mange.
Un jour, peut-être, on pourra s’envoyer une bonne entrecôte en plein rendez-vous amoureux sans craindre de passer pour une morfale ou un garçon manqué. Au resto, l’inconscient collectif dicte encore bien souvent aux femmes d’opter pour le poisson ou la salade, tandis que leur voisin de table choisit la formule entrée-plat-dessert. Puisque nos assiettes n’échappent pas à la vision sexuée qui règne dans notre société, on a décortiqué les stéréotypes par le menu.
Le cocktail, une boisson de filles?
Dès l’apéritif, les pièges genrés pointent leur nez. C’est surtout vers les cocktails que les femmes se tournent, “parce qu’ils sont jugés plus sexy”, explique Alexandre Cormont, coach et auteur du Code de l’amour. Les jeunes femmes interrogées pour cet article confirment qu’elles commandent volontiers un Bloody Mary, une Caïpirinha ou un Cosmopolitan. “Le cocktail paraît moins brut, plus sophistiqué. Il donne l’esprit d’une femme recherchée, voire d’une princesse”, analyse Catherine Grangeard, psychanalyste spécialiste de problèmes de poids et d’alimentation, et auteure de Le corps et la tête… mais où est la personne?. Aujourd’hui encore, en France, la bière a beau se féminiser, elle reste associée aux soirées entre potes plus qu’au premier rencard.
La salade, le message healthy
“Au resto, je suis du style à choisir une salade composée ou un poisson/légumes, explique Sophie, 26 ans, ancienne Miss habituée à faire attention à sa ligne. J’évite ce qui est calorique pour renvoyer l’image d’une femme qui prend soin de son alimentation.” La crainte de passer pour une gloutonne revient souvent dans la bouche des jeunes femmes interviewées. Tout comme l’injonction à manger sainement, qui pèse sur nos assiettes. “Les hommes sont plus dans l’alimentation plaisir, alors que les femmes, elles, ont un regard critique sur elles-mêmes pour faire ressembler leur corps à ce qui est attendu”, analyse Catherine Grangeard. Lorsqu’elles se sentent en représentation, les femmes ont tendance à s’auto-contrôler et à surjouer une féminité fantasmée, associée à l’idée d’un appétit d’oiseau et d’une alimentation équilibrée. Quitte à crever la dalle et à faire un raid sur le frigo en rentrant chez elles.
Non seulement, elles se frustrent, mais l’image renvoyée n’est pas toujours celle escomptée. “Si une femme prend une salade en hiver et qu’il fait -10°C, elle va paraître bizarre”, souligne la psychanalyste. “Quand j’en discute avec les mecs, j’ai le sentiment qu’ils préfèrent une femme qui sait se faire plaisir, s’amuse Charline, 28 ans, jeune mariée. Le premier repas partagé avec mon homme? Une bonne tartiflette!” Heureusement, Charline est loin d’être un cas isolé parmi les jeunes femmes. On plaint les autres, qui, d’après Alexandre Cormont, sont nombreuses à se rendre “aux dîners amoureux, non pour passer un bon moment mais pour ne pas faire d’erreur. Elles ne sont pas elles-mêmes et ça se ressent dans l’assiette!”
Le kebab, avec les doigts
Et quand il n’y a pas d’assiette justement, et encore moins de couverts? Kebab, mais aussi burger, moules, aile de poulet et crevettes… Le souci majeur de ce genre d’aliments pour beaucoup de femmes est manifestement de savoir comment les manger proprement, particulièrement lorsqu’elles sont en plein date. Dans cette configuration, c’est “aucun truc compliqué à manger” pour Agnès, 24 ans, “peur de mettre les doigts dans l’assiette” pour Esther, 25 ans, “peur de me tâcher, je me sentirais sale” pour Cindy, 22 ans… Sans compter le moment de se lécher les doigts: au-delà de l’image de malbouffe mauvaise pour la santé que ce geste dégage, “manger avec les doigts demande d’être intime avec la personne, il faut avoir sacrément confiance en soi pour l’oser à une première rencontre”, analyse Alexandre Cormont.
La pression que se mettent les femmes pour tenter de cocher les cases qu’elles estiment correspondre à leur sexe remonte le plus souvent à l’enfance et à une éducation encore très genrée, selon Marie-Pierre Julien, anthropologue: “Toucher avec les doigts, faire des pitreries, relèveraient d’un comportement de garçon, tandis qu’on encourage les filles à se comporter de façon plus soignée.” Une idée partagée par la psychanalyste Catherine Grangeard: “La petite fille est éduquée pour plaire et doit faire attention à tout, on lui inculque de se surveiller, et ça devient une seconde nature. Tandis que l’homme, pour séduire, va devoir se montrer casse-cou, donc ne rien s’interdire. C’est une façon de montrer sa puissance, le pire pour un homme serait de paraître impuissant…”
Des stéréotypes dont la société a bien du mal à se débarrasser, y compris lorsqu’il s’agit de passer à table.
Bœuf et testostérone
En parlant de puissance, il semblerait que nous n’ayons pas évolué depuis l’âge des cavernes, et qu’en 2015 encore, la viande soit toujours davantage associée aux mecs. “Ce sont les hommes qui chassaient autrefois, et aujourd’hui, ce sont toujours eux qui gèrent le barbecue”, constate Agnès, 24 ans. Le qualificatif de “viandard” se conjugue d’ailleurs surtout au masculin, même dans les plus hautes sphères du pouvoir. En effet, à son arrivée à Matignon, Manuel Valls a demandé à ses cuisiniers d’oublier le poisson pour ne cuisiner que de la viande rouge. Un symbole d’énergie, de force et de virilité, si l’on en croit l’étude sur les hommes et le végétarianisme publiée en 2012 par le Journal of Consumer Research.
La pièce de bœuf, un passage obligé pour les hommes, les vrais? “Cela remonte aux temps anciens, explique Catherine Grangeard. La viande, produit noble, était réservée aux hommes. Les femmes devaient se contenter des moins bons morceaux et des légumes d’accompagnement. Ce réflexe de la culture traditionnelle a été intégré au fil des générations et signifiait que la femme restait à sa place, comme si elle ne voulait pas faire peur à l’homme en mangeant ‘sa’ viande”. Une tradition qui n’a d’ailleurs pas disparu dans certaines sociétés ouvertement misogynes.
La peur du fromage qui pue
Munster, Maroilles et Roquefort ont un point commun: ils ne sont pas réputés pour sentir bon. Lors d’un dîner aux chandelles, “mieux vaut être deux à en manger”, ironise Romain, 26 ans. Dans l’imaginaire collectif, donc, une femme qui aime le fromage, “c’est comme si elle n’était pas délicate, décrypte Catherine Grangeard. Mais s’empêcher d’en manger touche à une chose plus essentielle que l’haleine. Cela trahit l’image qu’on veut renvoyer et le message qu’on veut faire passer via son assiette. Le poids de la norme est si conséquent qu’il détermine des choses aussi futiles que s’autoriser un morceau de camembert”.
Pour Alexandre Cormont, tout est une question de perception: “Partager une assiette de fromage ou de charcuterie est hyper sexy et ouvre à l’échange”. Se réapproprier cette étape du repas est d’ailleurs l’objectif du Cercle officiel des Filles à fromages qui défend une “version chabichou du girl power”. Ouf!
Le cupcake, sucrerie girly
“On me propose toujours un plat plutôt qu’une formule, un café plutôt qu’un dessert. À mon dernier resto à volonté, en m’encaissant, le patron m’a lancé: Ah, vous avez bien mangé!”, s’insurge Audrey, 28 ans. Mais pire que de se faire priver de dessert, il y sans doute le fait de se faire systématiquement proposer des trucs dits de filles, à commencer par le fléau des cupcakes. “La société entière a intégré l’idée que tout ce qui était petit et mignon était féminin, un peu comme ‘les filles, ça pète pas’, s’amuse Alexia, 29 ans. Jamais un mec ne se vantera de vénérer ces mini-gâteaux”.
Si ces gâteaux sont autant marketés pour les femmes, c’est à cause de leur taille miniature et de leur goût archi-sucré -comment ça toutes les filles n’aiment pas le sucre et le rose?- mais surtout parce qu’ils symbolisent plus que tout autre aliment le girly. Précieux, flashy, pailletté à gogo: toute cette crème de maison de poupée a plutôt tendance à donner la nausée. “Ça me fait penser à la dînette, Hello Kitty et les Barbies”, commente Robin, 28 ans. Pas vraiment de quoi avoir envie de se resservir. La déferlante cupcakes de ces dernières années a même inspiré des humoristes, qui ont bien saisi l’aspect ridicule du phénomène. Dans le tuto de Studio Bagel, c’est le côté cul-cul et galère à réaliser de cette pâtisserie qui est montré du doigt.
Ça y est, c’est l’heure de régler l’addition. Aucun doute, les représentations sexuées nous poursuivent jusque dans nos goûts culinaires. “Manger trop et mal est un défaut coupable qui est puni dès l’enfance, rappelle Catherine Grangeard. Mais contrairement à ce que beaucoup pensent, si les femmes faisaient le choix de manger ce qu’elles aimaient, elles renverraient l’image de personnes qui se font plaisir sans s’inquièter d’une quelconque image préétablie. On ne parlerait plus d’alimentation sexuée mais de préférence individuelle, d’identité propre qui dépasse le genre”. Allez hop, on range toutes ces tomates cerises et on file préparer un gratin dauphinois.
Léa Borie