C’est autant à Clara Royer qu’au réalisateur László Nemes qu’on doit le scénario du Fils De Saul, film choc sur Auschwitz, qui a reçu le Grand prix du jury au dernier festival de Cannes et sort en salles demain. Rencontre.
Avant de se pencher sur le destin -fictif- du déporté Saul Ausländer, Clara Royer avait écrit un roman, Csillag, mais jamais de scénario. Et n’aurait pas parié que le premier se déroulerait en 1944 à Auschwitz. “Ma famille maternelle est d’origine juive hongroise et je me passionne depuis l’adolescence pour la littérature et la langue hongroises, raconte la jeune femme de 34 ans, normalienne et agrégée de lettres modernes. Pourtant, je n’avais pas envie d’écrire sur la déportation, c’est l’idée de László qui m’a convaincue de me lancer.”
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Enterrer le corps d’un enfant qu’il reconnaît comme celui de son fils, voilà l’idée simple mais folle de Saul dans l’univers inhumain des sonderkommandos, ces groupes de déportés juifs chargés de conduire les autres à la chambre à gaz, de les dépouiller, puis de brûler leurs corps. Tout le film est construit sur cet objectif insensé qui raccroche le protagoniste à ce qui lui reste d’humain. “Le rite funéraire, c’est le début de l’humanité, poursuit-elle. Dans un endroit où les êtres sont devenus des robots, où l’on a coupé toute lumière, ce geste est une résistance contre la mort symbolique. Quand László Nemes m’a parlé de ce projet en 2010, j’ai tout de suite voulu le faire avec lui.”
“Avec Le Fils de Saul, on a voulu rompre avec les codes classiques des films sur la Shoah.”
Les deux trentenaires se sont rencontrés sept ans plus tôt lorsque Clara Royer est allée habiter Budapest et qu’elle s’est cherché un prof de hongrois. “Grâce à lui, j’ai su traduire des poèmes mais j’étais toujours incapable de dire ‘j’ai faim’, rit-elle en repensant au début de leur amitié. Avec Le Fils de Saul, on a voulu rompre avec les codes classiques des films sur la Shoah. On ne raconte ni une histoire d’exception, ni une histoire de résistance, on se place dans le périmètre d’un homme que l’on va suivre plan par plan.” Pour accompagner cette démarche narrative, le film a été tourné en pellicule argentique 35 mm, avec toujours le même objectif de 40 mm, qui restreint le champ et oblige le spectateur à se concentrer sur l’action de Saul et non sur le décor. Un procédé qui permet aussi de ne jamais montrer l’horreur en face et de la suggérer en arrière-plan ou hors champ.
En cela, Le Fils de Saul ne ressemble à aucun autre film sur la Shoah. Ses codes esthétiques sont ceux de notre génération et le réalisateur nous embarque au plus près de ses personnages, toujours en mouvement, et dont on oublie presque qu’ils sont à Auschwitz. Plus que le témoignage historique, c’est la survie de ces quelques hommes qui importe, autant lorsqu’ils préparent une révolte dans le camp que quand ils travaillent au crematorium. Le film ne peut laisser personne indifférent, nous obligeant du début à la fin à nous projeter dans l’enfer du quotidien de Saul et à réfléchir sur la violence abyssale dont les hommes sont capables; sujet, qui, malheureusement, reste d’actualité. Interview.
Comment passe-t-on du roman au scénario?
Ce sont deux expériences très différentes. Lorsque tu écris un roman, la solitude est nécessaire, il faut “aller en soi”. Et il faut être patient. Pour un scénario, c’est le contraire, tu dois faire quelque chose en trois semaines. Surtout, tu ne peux pas jouer avec les mots, tu dois écrire viscéral. Cette atrophie de l’écriture est intéressante quand tu te remets à écrire un roman, ce qui est mon cas en ce moment.
“On a voulu crever les statistiques et extraire un destin parmi les six millions que l’on trouve dans les livres d’histoire.”
Est-ce compliqué d’écrire sur la Shoah 70 ans après?
László et moi avons lu beaucoup de livres et vu énormément de films sur le sujet. Depuis une trentaine d’années, il y a eu énormément d’efforts pour briser les tabous et le silence. On s’est beaucoup appuyés sur le recueil de témoignages de membres de sonderkommandos, Des voix sous la cendre, ainsi que sur les travaux des historiens Gideon Greif, Philippe Mesnard et Zoltan Vagi. Dans notre reconstitution d’Auschwitz, on a pris quelques libertés, mais mineures. En fait, on a choisi de raconter l’histoire d’une personne, qui est universelle, et nous permet de sortir de la distanciation et la mythification qui accompagnent souvent les fictions sur la Shoah.
En quoi Le Fils De Saul est-il différent des autres films sur le sujet?
On n’est plus dans une vision surplombante des camps, on est avec les détenus. On a voulu crever les statistiques et extraire un destin parmi les six millions que l’on trouve dans les livres d’histoire. D’ailleurs, on ne voit pas le camp, on le devine. La restriction, c’est le fil éthique du film: “Less is more.” Il y a un renouvellement esthétique et je suis fière d’avoir participé à la naissance d’un réalisateur, László Nemes.
“Notre génération doit se réapproprier ce chapitre qui n’est pas clos ni digéré.”
Le film a été très bien accueilli à Cannes et est reparti avec le Grand Prix, quel souvenir gardes-tu du festival?
C’était bouleversant, j’ai chialé pendant dix minutes à la fin de la projo. Toute l’équipe a été très heureuse et très surprise de cet accueil, on ne s’y attendait pas. Imagine, c’était mon premier scénario, le premier long-métrage de László Nemes, le premier rôle de Géza Röhrig, qui est habituellement poète… C’était aussi le premier film du monteur et de la directrice de casting. On était une équipe de débutants!
Notre génération porte-t-elle un regard particulier sur la Shoah?
En 2015, nous n’avons presque plus de témoins, il reste des personnalités comme Elie Wiesel ou Imre Kertesz. Notre génération doit se réapproprier ce chapitre qui n’est pas clos ni digéré. La Shoah continue de hanter l’Europe et beaucoup de familles se heurtent toujours au silence qui entoure cette partie de leur histoire. On dit que la première génération n’a rien dit, que la deuxième a crié et que la troisième parle. Elle est à la fois dans la passation d’un traumatisme et la réouverture de la parole.
Comment se réapproprier un héritage aussi lourd?
Différemment de nos parents. La Shoah est un exemple de la capacité qu’a l’Europe à s’autodétruire constamment. Plus on méditera sur ce qui s’est passé, et plus on se sentira européens.
Propos recueillis par Myriam Levain
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