La série créée par Shonda Rhimes vient de dépasser le cap des 250 épisodes dans le cadre de sa douzième saison, de retour à l’antenne depuis le 24 septembre aux États-Unis. Une longévité qui s’accompagne d’un engagement féministe.
Derrière le logo en forme de cœur rose rutilant encerclé d’un manège à sensations scintillant se cache ShondaLand, la boîte de production de Shonda Rhimes, créée en 2005. Ce logo est martelé à trois reprises les jeudis soir sur la chaîne de télévision américaine ABC puisque les séries Grey’s Anatomy, Scandal et How To Get Away With Murder (pour laquelle Viola Davis a été la première noire à recevoir l’Emmy de la meilleure actrice dans une série dramatique) s’y enchaînent. Les trois sont produites par Shonda Rhimes, réalisatrice et scénariste de 45 ans; les deux premières ont aussi été créées par elle. Avant de lancer Grey’s Anatomy -le quotidien d’un hôpital universitaire de Seattle et celui de Meredith Grey, héroïne de la série-, Shonda Rhimes a fait ses armes de scénariste sur des bluettes adolescentes telles que Un Mariage de Princesse ou Crossroads (voir ci-dessous), le premier essai de Britney Spears devant la caméra (merci pour ce moment). Pas de quoi changer les clichés sur les femmes.
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Une série libératrice
Quand Grey’s Anatomy débarque en 2005, on semble n’y voir que les tribulations professionnelles, amoureuses et sexuelles d’une bande d’internes et de leurs titulaires. Une resucée d’Urgences, en somme. Pourtant, dès les premières minutes de l’épisode inaugural, Shonda Rhimes décomplexe les relations sexuelles sans lendemain, les fameuses “no strings attached”. Meredith dit à Derek, avec qui elle a passé la nuit sans connaître le prénom, “je veux dire qu’on n’est pas obligés de jouer à faire semblant de s’intéresser l’un à l’autre. Je vais monter me doucher, d’accord? Et quand je redescendrai, tu ne seras plus là. Alors… Au revoir”. Libérateur à une époque où Sex and The City s’est arrêtée et où l’on est encore loin de voir apparaître des séries comme Girls ou Inside Amy Schumer.
Dans la série, les femmes ne sont que très rarement déterminées par ou réduites à leur physique, elles n’incarnent jamais un rôle de potiche, comme le petit et grand écran aiment à en fabriquer.
Au cours de la série, de nombreux modèles sexuels, amoureux et familiaux seront présentés, sans jamais une marque de jugement. Et si l’une surgit, elle vient directement de personnages très secondaires de la série -les parents de Callie, médecin bisexuelle, par exemple, qui se feront remettre en place par une diatribe inspirée et inspirante comme les aime Shonda Rhimes. Ainsi, hétérosexuel(le)s, homosexuel(le)s, bisexuel(le)s, vierges, couples mariés, divorcés, avec enfants, sans enfants, monoparentaux, homoparentaux ou handicapés cohabitent sans heurts dans les couloirs chaleureux de l’hôpital depuis 12 saisons. Premier point pour Shonda Rhimes.
© ABC
Des femmes qui ne sont pas des potiches
Largement représentées (voire sur-représentées par rapport à la réalité du milieu médical), les femmes sont les lead roles du show, qui porte le nom de son héroïne. Dans la série, les femmes ne sont que très rarement déterminées par ou réduites à leur physique, elles n’incarnent jamais un rôle de potiche, comme le petit et grand écran aiment à en fabriquer, et leurs corps ne sont pas mis au service de la série, à l’inverse de certains hommes. “Dr Mamour” et “Dr Glamour” héritent par exemple de ces sobriquets en raison de leur apparence physique.
Cette volonté de désincarner la femme comme un fantasme (celui éculé de l’infirmière par exemple), est passé par un casting à l’aveugle. Ainsi, aucun critère physique réducteur ou contraignant n’a été imposé aux directeurs de casting, permettant à des physiques divers et variés d’intégrer le show. Blanches, noires, asiatiques, blondes, rousses, brunes, filiformes, potelées, la diversité des physiques est louable et remarquable. Deuxième point pour Rhimes. Et ces femmes, de tous âges, ont trouvé dans leur métier un épanouissement essentiel à leur équilibre. C’est ainsi qu’aucune ne sacrifiera jamais sa carrière sur l’autel d’un possible package enfant-mariage et maison en banlieue.
En évitant les clichés et les poncifs sur la maternité ou la féminité, elle libère également les hommes de la pression inhérente à ce double standard.
Plus encore, elles n’hésiteront pas à se battre pour avoir les mêmes chances de réussite que les hommes. Miranda Bailey, dont le surnom de “The Nazi” laisse peu de doute quant à ses ambitions, cherche à devenir chef des résidents. Amelia prendra la relève de son frère en tant que chef du service de neurologie et refusera de lui céder sa place après qu’il soit revenu. Meredith se battra pour faire coexister ses recherches aux côtés de celles de son mari qui acceptera de s’occuper davantage de leurs enfants et Cristina, le plus badass des personnages, assène à tous les épisodes son indépendance, la priorité de sa carrière ainsi que son désir inexistant de maternité. Par deux fois elle tombera enceinte, de deux de ses compagnons. La première fois, lors de la deuxième saison, alors qu’elle est déterminée à avorter, une fausse couche la prendra de court. Un ressort scénaristique que ne réutilisera pas Shonda Rhimes pour sa seconde grossesse dans la saison 7, certainement moins frileuse à l’idée de choquer une partie des téléspectateurs. Mais un avortement qui causera, en partie, la fin du couple de Cristina.
Pas de poncifs sur la maternité
La maternité est d’ailleurs un thème récurrent dans la série. Izzie a abandonné un enfant lorsqu’elle était adolescente. Meredith n’a pas un désir maternel très prononcé et doute de ses capacités à élever un enfant en raison de problèmes avec sa propre mère.
Sandra Oh, alias Dr Cristina Yang © ABC
Addison (personnage qui a eu le droit à un spin off, Private Practice, créé par Shonda Rhimes) voit ses désirs contraints par une stérilité découverte tardivement, après avoir avorté des années auparavant. April perd son enfant juste après la naissance. Callie tombe enceinte après avoir couché avec son ex et élève l’enfant avec sa compagne du moment et son ex. Enfin, Miranda fait tout pour mener sa carrière et son rôle de mère, après avoir songé à l’avortement. Là encore, c’est avec bienveillance que la showrunner traite les désirs et les choix de ses personnages. Et, en évitant les clichés et les poncifs sur la maternité ou la féminité, elle libère également les hommes de la pression inhérente à ce double standard. Braquage de bons points pour Rhimes.
La showrunner n’a pas créé une série sur le féminisme, mais une série dans laquelle le féminisme semble avoir déjà gagné.
Femmes fortes, ambitieuses, qui disposent de leur corps et sont actrices de leur réussite professionnelle, la série frôle le modèle de perfection. Mais Grey’s Anatomy n’a pas débarqué en 2005 avec une étiquette féministe. C’est une suite d’exemples, énumérés plus tôt, qui tendent à montrer la vision de Shonda Rhimes. Comment expliquer que ceci n’ait pas surgi plus tôt et que la presse de l’époque n’ait jamais réellement abordé ce sujet à propos de la série? Pour une raison simple: la showrunner n’a pas créé une série sur le féminisme, mais une série dans laquelle le féminisme semble avoir déjà gagné. Effectivement, les femmes évoluent dans un monde où la question de la bataille féministe ne se pose jamais et ne se matérialise donc pas face à la caméra. Aucun homme, autour d’elles, n’essaie de les contraindre à une certaine condition et exige qu’elles s’en tiennent à un certain statut et les femmes entre elles agissent également avec bienveillance. À croire qu’elles évoluent dans un monde où hommes et femmes ont digéré des décennies de combats pour l’égalité et les gender studies du siècle dernier.
La showrunner, qui a depuis créé Scandal et le personnage iconique d’Olivia Pope, ainsi que celui d’Annalise Keating dans How To Get Away With Murder, a été félicitée à l’automne 2014 du Sherry Lansing Award, qui récompense les femmes leaders, pour avoir “brisé le plafond de verre de l’industrie en tant que femme et en tant qu’afro-américaine”. Dubitative, elle a expliqué pourquoi elle n’a rien brisé. “Parce qu’on est en 2014”, rappelant que, grâce à plusieurs décennies de lutte, les femmes ont désormais la capacité de dire oui ou non et d’occuper des postes à haute responsabilités. C’est le cas dans le pays de Shonda, Shondaland. Mais pas encore partout.
Lucas Lauer
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