Dans le cinéma, la musique, mais aussi en politique ou dans le business, les “fils et filles de” n’ont jamais été aussi visibles. Petit jeu des sept familles, alors que deux journalistes publient une enquête sur ce sujet qui fâche.
“Il y en a tellement en France qu’il nous a été difficile de structurer notre travail pour ne pas partir dans tous les sens”, plaisante Anne-Noémie Dorion en évoquant le sujet du livre qu’elle vient de cosigner avec Aurore Gorius, intitulé Fils et filles de… Enquête sur une nouvelle aristocratie française. Rien que cette semaine, on a pu voir Lou Doillon en couverture de Télérama, Lily-Rose Depp, nouvelle égérie Chanel, en Une de Grazia ou encore Louis Garrel écumant les plateaux télé pour faire la promo de son premier film en tant que réalisateur. Si personne ne nie qu’ils ont du talent, les “enfants de” bénéficient ces derniers temps d’une visibilité accrue, à l’heure où le jeune lambda a bien du mal à faire son trou dans un pays en crise. “On nous dit souvent que ce n’est pas nouveau, embraye Aurore Gorius, mais le phénomène s’accélère nettement depuis les années 2000. Les ‘fils et filles de’ ne connaissent pas la crise.”
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“Cette question n’a rien d’anecdotique à l’heure où l’ascenseur social est en panne et où une bonne partie de la jeunesse a l’impression qu’elle n’a accès à rien.”
Si certaines lignées familiales sont clairement identifiées -certaines le revendiquent et l’affichent fièrement- d’autres le sont beaucoup moins. Et pourtant, en choisissant de travailler sur cette question brûlante au pays de la méritocratie, les deux journalistes se sont rendu compte à quel point l’élite française était peuplée de patronymes connus. À l’époque du personal branding, pas étonnant qu’un nom bankable devienne une marque à part entière et que la jeune génération mise dessus pour contourner la morosité d’un marché du travail hostile. “Aujourd’hui, on se transmet un nom comme on se transmettait autrefois un titre de noblesse ou un patrimoine”, analysent les auteures, qui ne parlent pas de nouvelle aristocratie par hasard.
Pourtant, le sujet est tabou -“On a essuyé des dizaines et des dizaines de refus d’interviews”- et révèle selon les auteures une schizophrénie bien française entre des réflexes monarchiques et un vrai désir de république. L’exemple de l’école est à ce titre très parlant: les établissements privés n’ont jamais été aussi prisés alors que l’éducation est un des piliers traditionnels de la mobilité sociale. “C’est fou de voir à quel point cet entre-soi résiste, voire progresse à notre époque, poursuit Aurore Gorius. Mais ce n’est pas parce que ça a toujours existé qu’il ne faut pas en parler, au contraire. Cette question n’a rien d’anecdotique à l’heure où l’ascenseur social est en panne et où une bonne partie de la jeunesse a l’impression qu’elle n’a accès à rien.” Les deux journalistes ont donc décidé de mettre les pieds dans le plat et décryptent les rouages d’une société française qui, 13 ans après la mort de Pierre Bourdieu, a parfaitement intériorisé la reproduction des élites, lesquelles ne se sont jamais aussi bien portées. Tour d’horizon des tribus principales de “fils et filles de”.
1) Les artistes
C’est sans conteste la catégorie la plus importante, qui aurait pu constituer un article à elle seule. Du cinéma à la chanson en passant par la littérature, la vie culturelle française semble n’être qu’une grande famille. “Attention, on ne dit pas qu’ils n’ont pas de talent, mais à talent égal, c’est le ‘fils de’ qui aura la place, argumente Anne-Noémie Dorion. Il a le bon carnet d’adresses, sa famille est le meilleur des coupe-file et il va beaucoup plus vite.” Les exemples sont trop nombreux pour les citer, mais les deux auteures reviennent dans leur ouvrage sur les récompenses particulièrement précoces obtenues par des Charlotte Gainsbourg, Izïa Higelin ou Romane Bohringer, adoubées par un milieu qu’elles connaissent comme leur poche pour y être nées.
Izïa assume pleinement son statut de fille de Jacques Higelin / Instagram
Anne-Noémie Dorion et Aurore Gorius évoquent aussi le cas intéressant de Kourtrajmé, le collectif de jeunes cinéastes monté dans les années 90 par les ados Romain Gavras et Kim Chapiron, respectivement fils de Costa-Gavras et Kiki Picasso, qui revendiquaient une identité urbaine et rebelle, inspirée des codes de la banlieue. Il y avait à l’origine un troisième fondateur, Toumani Sangaré, qui a, depuis, disparu des radars. Lui venait vraiment d’un milieu populaire et n’a pas pu s’appuyer sur son réseau pour percer.
“Pour ceux qui n’ont pas de parents introduits, il reste l’humiliation et la sélection sans pitié des télé-crochets.”
Dans la musique, les exemples sont également légion, mais, pendant leur enquête, les deux journalistes se sont régulièrement vu rétorquer que les télé-crochets étaient un bon moyen de percer quand on n’était pas du sérail. “Pour ceux qui n’ont pas de parents introduits, il reste l’humiliation et la sélection sans pitié à l’écran, ironise Aurore Gorius. Sans compter que pour un Julien Doré et une Nolwenn Leroy, combien sont immédiatement retombés dans l’oubli?”
2) Les modeux
Autre milieu aristocratique par excellence, celui de la mode, où “là, pas besoin de faire quoi que ce soit, le nom se suffit à lui-même pour avoir son ticket d’entrée”, explique Anne-Noémie Dorion. Les filles d’Inès de la Fressange n’étaient pas encore majeures qu’elles étaient déjà mannequins comme leur mère, et Lily-Rose Depp, à 16 ans, poste des photos d’elle avec Karl Lagerfeld sur Instagram. “Depuis 2010, les agences mettant en relation les marques et les enfants stars se multiplient car la demande s’intensifie, précisent les journalistes. En les prenant comme égérie, les maisons ciblent à la fois les consommateurs acquis et les prescripteurs en demande de nouveauté, elles sont doublement gagnantes.” Moins chers que leurs parents, plus jeunes et plus connectés sur les réseaux sociaux, les “fils de” constituent une aubaine pour un secteur en quête permanente de sang neuf et de “new faces”, ce qui explique l’adhésion générale du milieu autour de ces intronisations.
Lily-Rose et Johnny Depp / Instagram
3) Les politiques
Dans la famille des politiques, la pratique de l’héritage existe depuis toujours, mais les baronnies locales n’ont pas disparu quand le milieu a commencé à se démocratiser et se professionnaliser. Par ailleurs, la peoplisation de la politique a encouragé les personnalités à mettre en avant leur famille… Et donc leurs enfants. “Le vrai tournant s’est opéré quand la presse people a compris, à l’époque de Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, que la vie privée des politiques faisait vendre. Elle se sert d’eux et ils se servent d’elle”, analysent les auteures. Et si la nomination de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad avait fait grand bruit au point d’être ajournée, le népotisme reste monnaie courante dans cet univers très élitiste. Le Front national incarné par la dynastie Le Pen en est sans doute le meilleur exemple.
“Le nom rassure les partis, qui soutiennent cette transmission.”
Forcément, un patronyme aide significativement à devenir assistant parlementaire (le livre révèle que 20% des députés font travailler au moins un membre de leur famille) ou à être parachuté sur une liste. “Le nom rassure les partis, qui soutiennent cette transmission. Et même si les élus peuvent asseoir leur légitimité grâce au suffrage universel, il ne faut pas oublier que le système est biaisé puisque l’électeur n’a pas le choix d’introniser les candidats”, rappelle Anne-Noémie Dorion.
4) Les sportifs
Moins connus et moins fréquents, les exemples existent toutefois parmi les athlètes. Ainsi, les quatre fils Zidane jouent en club, tout comme le fils Thuram ou le fils Djorkaeff, famille où l’on est footballeur depuis trois générations. Le fils Noah, lui, n’a pas choisi le tennis comme son père, mais le basket. “C’est intéressant car plus étonnant, reconnaissent Aurore Gorius et Anne-Noémie Dorion. Dans le sport, une performance se mesure, donc elle est plus difficile à obtenir en héritage. C’est d’ailleurs pourquoi ils sont beaucoup moins nombreux, mais ils existent quand même, ce qui prouve que cette culture élitiste n’épargne aucun domaine. Les enfants Zidane, par exemple, sont scrutés par toute la presse, qui aime suivre les dynasties et leur donne parfois un écho exagéré.”
5) Les patrons
Moins “paillettes” mais tout aussi puissant, le milieu des affaires n’échappe pas à la tendance. Il faut dire que le capitalisme a toujours été familial et que la transmission d’une entreprise de père en fils est passée depuis longtemps dans les mœurs. Le hic, c’est qu’à l’heure de la guerre des talents et de la mondialisation, il est plus difficile de faire accepter aux salariés de longue date qu’il n’y aura pas d’entretien d’embauche pour remplacer le patron vieillissant.
“Vues de Londres, les élites françaises semblent complètement coupées du reste de la société française.”
Si les Anglo-saxons ont la culture du self-made man, l’Hexagone reste bien frileux en la matière: l’enquête Fils et filles de… révèle qu’au début des années 2000, 64% des entreprises cotées en Bourse sont sous le contrôle d’une famille contre 20% aux États-Unis et 24% en Grande-Bretagne. “Un journaliste du Sunday Times qui nous interviewait nous a confié que vues de Londres, les élites françaises semblaient complètement coupées du reste de la société française, bien plus que là-bas où des passerelles existent encore”, racontent les deux journalistes.
Les Lagardère, les Arnault ou les Pinault viennent immédiatement à l’esprit quand on évoque les familles de grands patrons, mais le milieu des start-ups, censé être plus accessible, est tout aussi concerné. “Un nom est très efficace pour attirer des investisseurs et des médias, lance Aurore Gorius. Dans un univers qui repose sur la prime au premier entrant, c’est un avantage de taille pour lancer sa boîte.”
Le +1 de Natalia Vodianova s’appelle Antoine Arnault, fils de Bernard / Instagram
6) Les médias
Plus que le népotisme, c’est la complaisance envers les enfants stars qui caractérise le milieu médiatique, toujours prompt à tendre son micro à un nom connu, potentielle garantie d’audience. Mais là encore, il existe des lignées, les plus célèbres étant les Poivre d’Arvor ou les Drucker. Pour les auteures de l’enquête Fils et filles de…, le plus faible nombre de cas s’explique certainement par la plus récente apparition des médias et notamment de la télévision. “Ce n’est pas encore massif comme ailleurs, mais notre profession n’échappe pas à ce phénomène global”, commentent-elles.
7) Les aristos
La dernière famille est en fait la première puisque l’aristocratie traditionnelle, qui subsiste aujourd’hui, bien que parfois désargentée, est celle qui a inspiré toutes les autres. “C’est là qu’est née cette culture de l’entre-soi et la volonté de conserver un pouvoir en le transmettant de père en fils, expliquent Aurore Gorius et Anne-Noémie Dorion. Aujourd’hui, les rallyes s’ouvrent à l’extérieur et ne sont plus destinés à favoriser des mariages mais à entretenir le réseau dès l’adolescence.
“La logique de reproduction sociale des aristos est désormais à l’œuvre dans le reste de la société.”
La logique de reproduction sociale des aristos, qu’ont si bien analysée les Pinçon-Charlot, est désormais à l’œuvre dans le reste de la société. Et c’est intéressant de voir que les frontières se brouillent, François Hollande vit avec Julie Gayet, Nicolas Sarkozy avec Carla Bruni, François-Henri Pinault avec Salma Hayek. L’interpénétration croissante des mondes économiques, politiques et du spectacle crée un effet de cour, dont les fils et les filles de sont les futurs princes et princesses.”
Myriam Levain
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