Déjà huit ans d’embrouilles, d’invectives et de réconciliation entre le rappeur et la pop-star. Avec dans les seconds rôles, Beyoncé, Justin Bieber ou Lena Dunham. Le premier round de notre série estivale sur les clashs mythiques.
« Lorsque ma galerie m’a appelé, la ligne était mauvaise, et quand ils ont dit ‘Kanye West’, j’ai cru qu’ils disaient ‘Condé Nast’.” La vie de Vincent Desiderio, peintre réaliste new-yorkais de 60 ans, vient pourtant de basculer. Il faudra un voyage à Los Angeles, une rencontre avec Kanye West et le visionnage du clip Famous avant qu’il ne le comprenne.
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Dans cette vidéo, une caméra voyeuse glisse sur les corps nus de stars assoupies dans un lit aux draps blancs – en fait des mannequins en silicone – avant de conclure sur un plan fixe qui évoque clairement son tableau Sleep (2008). Ayant toujours refusé d’être un simple rappeur, Kanye West exporte le sampling bien au-delà des frontières musicales.
Heureusement pour lui, Vincent Desiderio est un chic type qui prend cette citation pour un hommage et ne réclame pas d’argent. “Quand une œuvre d’art sort là-dehors, un flux active et agrandit l’imagination commune”, philosophe-t-il auprès du New York Times. Le peintre relève la présence de Donald Trump et de “stars du hip-hop” (Rihanna et son ex Chris Brown).
Mais pas celle de Taylor Swift. La caméra l’effleure pourtant au moment même où Kanye West prend la parole, goguenard : “J’ai l’impression que moi et Taylor pourrions encore baiser.Pourquoi ? Parce que j’ai rendu cette salope célèbre (putain).”
“Notre vie est une performance artistique en marche”
Alors que le single avait déjà fait scandale à sa sortie en février, les fans de TayTay manquent de s’étrangler en découvrant son clip un beau matin de juin 2016. La réalisatrice de Girls, Lena Dunham – qui la compte parmi ses BFF –, s’empresse de dénoncer sa misogynie sur Facebook : “Je n’ai pas une réaction hip-cool (face au clip) parce que voir une femme que j’aime comme Taylor Swift (ça fait mal de regarder, je n’ai pas pu), une femme que j’admire comme Rihanna ou Anna (Wintour) réduite à une paire de seins en silicone réalisée par un mec de la Valley spécialisé en effets spéciaux, me rend triste et inquiète pour les adolescentes qui regarderont ce clip et qui pourraient ne pas comprendre que cette caméra granuleuse qui a l’air d’errer est un truc de snuff-movie (vidéo mettant en scène le véritable viol/meurtre/tabassage de quelqu’un – ndlr)”
West l’envisage, lui, comme une réflexion sur la célébrité, sans plus de précisions. En réduisant ces stars issues de la politique comme de l’industrie musicale à des amas de chair et en les plaçant en situation de vulnérabilité, le rappeur cherche-t-il à ramener ces dieux des temps modernes à leur condition de simples mortels ? Sa femme Kim Kardashian et lui-même n’échappent pas au traitement : ils posent nus parmi leurs convives. “Notre vie est une performance artistique en marche”, expliquait-il à Vanity Fair au moment de la sortie du clip.
La référence à Taylor Swift est un clin d’œil pop-culturel adressé à tous ceux qui n’ont jamais perdu une miette de sa vie rocambolesque. Pour les autres, remontons huit ans en arrière, jusqu’à une fameuse cérémonie des MTV Video Music Awards.
Cette année-là, Taylor Swift remporte le prix du meilleur clip pour une artiste féminine. “J’avais imaginé ce que ça ferait d’en avoir un, un jour, mais je ne pensais pas que ça puisse réellement arriver”, déclare-t-elle, clairement en manque d’inspiration. Alors que l’on commence à piquer du nez, Kanye West débarque en lunettes noires, lui chope le micro et balance que “Beyoncé a l’une des meilleures vidéos de tous les temps”.
Gros plan sur l’intéressée, qui a l’air à la fois surprise, embarrassée et ravie, on ne sait pas trop. West réitère sa sentence avant de refiler le micro à Swift et de se barrer illico presto. On peut le comprendre : Beyoncé était nominée dans la même catégorie pour Single Ladies, un clip en noir et blanc inspiré de l’interprétation de Mexican Breakfast par la chanteuse, actrice et chorégraphe Gwen Vernon et ses deux danseuses au Ed Sullivan Show en 1969.
Katy Perry : “Va te faire foutre Kanye”
“Je connaissais ses intentions et je savais qu’il se levait pour l’art. Il m’avait dit, avant qu’ils annoncent les nominées : ‘Tu as ce prix’, racontera la même année à Billboard une Beyoncé hilare. Quand ils ne m’ont pas appelée, il était complètement choqué. Il s’est levé et s’est avancé vers la scène. Moi je me disais ‘non, s’il vous plaît, non’. Là il se met à parler dans le micro et j’étais là ‘non, non, non’. La soirée a très bien fini, Taylor Swift a eu son moment et je n’ai pas eu à faire de discours de remerciement !”
D’autres ne rigolent pas du tout. Katy Perry (désormais brouillée avec Taylor Swift pour une sombre histoire de chipage de danseurs) tweete : “Va te faire foutre Kanye. C’est comme si tu avais piétiné un chaton.” La polémique prend une telle ampleur que Barack Obama traite Kanye West de “crétin” en off lors d’une interview filmée à CNBC. Bien entendu, l’extrait leake et la Terre menace de ne plus tourner rond.
FUCK U KANYE. IT’S LIKE U STEPPED 0N A KITTEN.
— KATY PERRY (@katyperry) 14 septembre 2009
Et voici comment débuta la fabuleuse histoire d’amour entre Kanye West et Twitter. Début septembre 2010, l’artiste, que l’on qualifiera sobrement de zinzin, s’embarque dans une salve de tweets d’excuses, et remercie au passage le créateur et le pdg de ce réseau social qu’il n’aura de cesse d’utiliser, lâchant confessions ridicules, clashs (avec Wiz Khalifa notamment) ou réflexions mégalo, comme s’il avait 5 ans ou zéro notion de la réalité qui l’entoure.
Quelques jours plus tard, Swift réplique avec Innocent, une affreuse ballade à la guitare dans laquelle elle pardonne son coup de sang à West, ce grand enfant : “Qui tu es n’est pas ce que tu as fait/Tu es toujours un innocent/ C’est OK, la vie est un public rude/32 ans et toujours en train de grandir.”
Une réconciliation en 2015
Les complotistes les soupçonnent de vouloir faire le buzz à l’approche du premier anniversaire de leur clash, voire d’avoir eux-mêmes monté l’embrouille et la réconciliation afin d’offrir un spectacle digne des jeux du cirque à un public en mal de catharsis (ou juste de voyeurisme).
Un mois plus tard, sur le canapé d’Ellen DeGeneres, celui qui se présente comme “un soldat de la culture” invoque une combinaison de “sincérité et d’alcool” pour justifier son comportement, et remporte le prix de la meilleure excuse du monde.
Effectuons un saut dans le temps, direction la cérémonie des Grammys en février 2015, où les anciens ennemis prennent la pose tout sourire. Kanye, qui se prend pour Jésus depuis un grave accident de voiture en 2002, a compris comment se mettre le microcosme musical dans la poche : en faisant preuve de sympathie, et de cette autodérision qui lui fait défaut.
En se transformant lentement mais sûrement en méta-star, créatrice de son propre cartoon. Alors que Beck récupère des mains de Prince le prix du meilleur album de l’année, catégorie dans laquelle Beyoncé était nominée, West fait mine de monter sur scène, avant de rebrousser chemin. La salle s’esclaffe. C’est gagné.
L’idée est de Taylor Swift, commeil le révèlera plus tard. Les nouveaux amis traînent au resto et laissent entendre qu’ils enregistreraient ensemble. “Je n’étais pas prête à être amie avec lui jusqu’à ce que je sente une sorte de respect chez lui à mon égard, et il n’était pas prêt à être ami avec moi jusqu’à ce qu’il ait une sorte de respect pour moi. C’était le même problème et nous l’avons réglé en même temps”, commentera Taylor Swift à Vanity Fair. C’est beau.
Quand Taylor Swift remet un prix à Kanye West
La même année, c’est elle qui remet le prix de la meilleure vidéo d’avant-garde à Kanye West aux VMA. Elle en profite pour confier que The College Dropout est le tout premier album qu’elle ait acheté sur iTunes. C’était en 2004, elle avait 12 ans, affirme-t-elle (en fait, 14). Kanye West 27, soit l’âge actuel de Taylor Swift, auteure de cinq albums tout de même.
Que s’est-il passé entre l’envoi d’un superbe bouquet de fleurs immortalisé sur l’Instagram de la chanteuse en septembre 2015 et la sortie en février 2016 de The Life of Pablo, magistral septième album du rappeur, contenant le single Famous ? Un plan marketing en béton armé ? Une prise de drogues trop importante ? Un plan cul mal digéré ?
L’histoire ne le dit pas. Ou plutôt, les versions divergent. Retour aux Grammys 2016, où Taylor Swift, lauréate du meilleur album de l’année pour 1989, en profite pour tacler Kanye West sans le nommer : “Il y aura des gens le long du chemin qui chercheront à miner votre succès, à prendre le crédit de votre accomplissement ou de votre renommée.”
La chanteuse devient l’incarnation de la victime du sexisme rampant, qui consiste à infantiliser et déprécier les femmes en mettant leur succès sur le compte d’une partie de jambes en l’air ou d’un coup de pouce masculin. D’autres décèlent au contraire dans son attitude un racisme qui ne dit pas son nom : celui de la pop-star blanche se présentant comme la victime innocente d’un rappeur noir, incarnation de la violence et de la sauvagerie dans l’inconscient d’une Amérique mainstream, conservatrice et privilégiée.
Kim Kardashian et Justin Bieber s’en mêlent
Coup de théâtre dans cette affaire aux allures de drame shakespearien : Kim Kardashian s’en mêle, histoire de redorer l’image de son mec (et de casser internet). Après avoir pressé ses followers Twitter de la suivre sur Snapchat, la star lâche en juillet 2016 une vidéo dans laquelle Kanye West converse sur haut-parleur avec Taylor Swift.
Le chanteur lui demande ce qu’elle pense de sa punchline, qu’il énonce à voix haute en omettant la partie finale – “I made that bitch famous”. Réponse de l’intéressée : “Ce qui est trop cool, c’est l’ironie de cette phrase. J’apprécie vraiment que tu m’en aies parlé, c’est très gentil (…) Et tu sais, si les gens me posent des questions là-dessus, je pense que ça serait bien pour moi de dire ‘Hey, il m’a appelée et m’a donné la phrase avant qu’elle ne sorte. C’est une blague les mecs, on est en bons termes’.” Dans un post Facebook incendiaire, Swift parle d’“assassinat” et demande : “Où est la vidéo dans laquelle Kanye me dit qu’il va me traiter de ‘salope’ dans son morceau ? Elle n’existe pas car ça ne s’est jamais produit. (…) Il m’avait promis de me jouer le morceau et ne l’a jamais fait.”
La chanteuse relance le débat sur la misogynie des rappeurs et la normalisation d’insultes sexistes comme “bitch” ou “hoe” (“pute”), utilisées à longueur de punchlines depuis l’émergence du gangsta-rap à la fin des années 1980 et son avènement dans les années 1990. Le clash divise les stars. Justin Bieber (accessoirement ex de Selena Gomez, elle-même meilleure amie de Swift) a choisi son camp : il poste sur Instagram une capture d’écran d’un FaceTime avec Kanye West. Légende : “Quoi de neuf Taylor Swift”. Retour au collège, à l’époque où les bandes de garçons pourrissaient les filles.
Kanye West en roue libre finit épuisé en HP
Mais la roue tourne. Alors que Kim K. s’est fait braquer à Paris, Kanye West pète les plombs en octobre lors de son Saint Pablo Tour. Après avoir reproché sa distance à Jay Z lors de sa date à Seattle, l’ex-kid de Chicago tweete : “Jay Z, appelle-moi, frère. Tu ne m’as toujours pas appelé. Jay Z je sais que tu as des tueurs, ne me les envoie pas.”
Kanye West a toujours dit ce qu’il pensait, sans jamais tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Mais cette fois-ci, l’explosion est un cran au-dessus. Il foire sa tournée, se teint les cheveux en blond, se montre incohérent et finit en hôpital psychiatrique pour épuisement. Une descente aux enfers qui n’est pas sans rappeler celle de Britney Spears en 2007. Sauf que Spears se tenait à bonne distance de la politique, Kanye West non.
A sa sortie d’hôpital, le voici qui pose aux côtés du nouveau Président américain dans le hall de la Trump Tower. La honte est totale. En mai dernier, il supprime ses comptes Twitter et Instagram, avant que TMZ ne révèle qu’il composerait un nouvel album perché sur une montagne du Wyoming.
Une simple mise en application d’un spectacle
Aux dernières nouvelles, Taylor Swift, elle, va plutôt bien. 1989 a été sacré plus grand succès discographique de 2014. La même année, elle devenait la plus jeune personne à faire son entrée dans le classement Forbes des femmes les plus puissantes du monde. “Non seulement elle a cassé des records de ventes et captivé le monde avec ses paroles fantastiquement honnêtes, mais elle a prouvé qu’elle était une businesswoman impressionnante”, justifiait le magazine. 1-0 ?
Oui, à moins que tout n’ait été qu’une belle mise en application de ce spectacle que dénonçait Debord comme “l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence”.
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