Quatre ans après Les morues, l’auteure, blogueuse et journaliste Titiou Lecoq revient avec le roman La Théorie de la tartine, le portrait croisé de trois personnages qui témoignent, chacun à leur façon, des évolutions du Web en France.
Titiou Lecoq fait partie des pionnières du Web. Depuis des années, elle partage du LOL et des pages de sa vie sur son blog Girls and Geeks. Du dernier mème au compte-rendu de son accouchement, elle a mêlé jour après jour la culture geek à son propre récit d’apprentissage. C’est justement cela que raconte son nouveau roman, La théorie de la tartine: comment le Web, en même temps qu’elle, a dû faire face à ses responsabilités et a muté d’une innocence anar’ à un espace régi par les géants capitalistes.
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Ses trois personnages, Christophe, Marianne et Paul se rencontrent, Internet oblige, autour d’une histoire de sextape. Marianne est alors une jeune étudiante qui lit Debord et Baudrillard. Christophe est l’un des premiers journalistes Web en France et a lancé son propre site d’information décalé. Paul est un jeune geek en conflit avec ses parents qui s’amuse à troller Alain Minc et Bernard Henri-Lévy.
Titiou Lecoq s’attaque à l’entrée dans l’âge adulte, à la culture LOL et n’hésite pas à sortir la hache.
Ensemble, ils vont vivre les terribles mutations du Web et de leur propre vie. Crise de la trentaine, angoisses contemporaines, peur des responsabilités, perte de l’innocence… Titiou Lecoq s’attaque à l’entrée dans l’âge adulte, à la culture LOL et n’hésite pas à sortir la hache. Nous l’avons soumise, en toute logique, à une interview sur ce sujet qui la fascine: Internet.
Le Web, c’est encore un sujet marginal dans la littérature actuelle. Comment avoir décidé d’en faire le thème principal d’un roman?
C’est justement pour cette raison: parce qu’Internet a été assez peu traité sous forme de roman. Les journalistes Web et les spécialistes font des essais pointus mais, d’un point de vue littéraire, je me disais qu’il y avait un vrai challenge à raconter une histoire qui se passe sur Internet et qui concerne des gens assis derrière leur ordinateur. Ça m’intéressait de retranscrire la façon d’écrire sur le Web: le chat par exemple, ce n’est ni comme une conversation orale, ni comme un mail ou une lettre, c’est une nouvelle forme d’écriture.
C’est une époque où on commence à renseigner nos identités, où l’on perd notre anonymat.
En faisant mes recherches, j’ai réalisé le changement qu’il y a eu entre le Web de 2006 et aujourd’hui. En moins de dix ans, tout s’est accéléré avec l’arrivée des smartphones et de Facebook. C’est une époque où on commence à renseigner nos identités, où l’on perd notre anonymat. Ce qui est intéressant avec Facebook c’est que les utilisateurs sont vraiment rentrés dans le jeu. Ce n’est pas un méchant qui nous a manipulés, on savait très bien ce qu’on faisait.
Il y a une nostalgie de ce Web d’avant 2006…
Oui, c’est mon côté vieille conne, je suis la Eric Zemmour d’Internet! (Rires.) Je ne dis pas que tout était parfait en 2006, mais il y avait un début de contre-culture sur le Web qui a été complètement rattrapé par le système économique. À l’époque, j’avais une vingtaine d’années: c’était la merde, je n’avais pas d’argent, mais il y avait une certaine insouciance. J’ai grandi en parallèle d’Internet et il est devenu sérieux en même temps que moi. Il y a aussi quelque chose dont je parle dans le début du roman et qui était très fort à l’époque: on se retrouvait à chatter avec un parfait inconnu la nuit, on se racontait des choses très personnelles, on créait des relations très fortes. La barrière du pseudo faisait que c’était complètement coupé du quotidien.
Il y a un gros travail sur le big data dans le roman, qui dresse un constat assez alarmant sur la gestion des données personnelles. Est-ce que le Web d’aujourd’hui te fait peur?
C’est un thème qui me paraît très important. Les politiques et les médias parlent beaucoup de certains dangers d’Internet, comme les arnaques à la carte bancaire, mais personne ne parle du problème des données personnelles. On n’a pas réussi, en tant que journalistes Web, à sensibiliser les gens. C’est quelque chose qui concerne tout le monde et les implications, intellectuellement, sont graves. Les algorithmes prennent des décisions qui nous échappent complètement et la machine prend le pouvoir. Je mets cette phrase dans le roman, qui n’est pas de moi: “Bientôt dans le monde du travail, il y aura ceux qui donnent des ordres aux ordinateurs et ceux qui reçoivent leurs ordres des ordinateurs.”
Le féminisme, pour qu’il soit soluble dans le Web, doit suivre le modèle de personnes comme Tina Fey et être traité avec humour et second degré.
Après Les Morues, le féminisme est une nouvelle fois très présent dans ton livre. C’était nécessaire de le réintégrer à l’histoire du Web?
La lutte continue! C’est un milieu très sexiste donc j’avais vraiment besoin d’intégrer un personnage de fille. Même si pour moi, le féminisme sur Internet est à double tranchant. Le féminisme, pour qu’il soit soluble dans le Web, doit suivre le modèle de personnes comme Tina Fey et être traité avec humour et second degré. J’ai aussi réfléchi à la question avec le personnage de Christophe, qui soutient la cause et se retrouve pourtant, dix ans plus tard, dans une situation très patriarcale. Ça m’intéressait de montrer que, même si on part sur une base égalitaire dans un couple, la société est ainsi faite qu’on revient toujours sur le même chemin.
Le roman n’est pas très optimiste sur les sites d’info en ligne…
Depuis quelques années, il y a eu sur les médias en ligne une course au référencement Google. Ce n’est pas un mal, le problème c’est quand ça devient la seule obsession. J’invente le logiciel qui prévoit le sujet qui va buzzer, qu’il faut traiter parce qu’il va faire du clic sur la journée. Quand tu mobilises tous tes journalistes là-dessus, c’est là que ce genre de pratiques devient problématique. Ce qu’on appelle l’“infobésité”, c’est une réalité pour les journalistes Web, et je voulais montrer que Christophe y participe aussi.
L’histoire du Web, tu l’as vécue de l’intérieur. C’est quoi ton rapport à Internet aujourd’hui?
Je pense que ceux qui ont été les premiers sur Internet, les pro-Web, seront les premiers à en sortir car ce sont ceux qui voient les changements dangereux dans le système. De mon côté, je m’amuse moins sur Internet maintenant. Il y a dix ans, on découvrait les LOLcats et maintenant, je tombe sur la dernière déclaration de Marion Maréchal-Le Pen, ça me fait beaucoup moins rigoler.
Derrière le LOL, il y avait l’idée de casser les mises en scène.
Je me souviens du jour où, avant même que j’aie eu le temps de faire un post sur mon blog sur un nouveau mème, Yahoo News avait écrit un article dessus. Je me suis dit que c’était foutu. C’est le côté snobinard de toutes les avant-gardes! Ce qui était drôle il y a quelques années, c’est qu’on dynamitait le spectacle médiatique. À travers le mème, par exemple, on reporte l’attention sur un détail à côté: le chapeau d’Aretha Franklin quand elle chante pour Obama, le jeu des cravates quand DSK a été arrêté… Derrière le LOL, il y avait l’idée de casser les mises en scène. Maintenant qu’il est récupéré par tous les sites d’information, ça ne marche plus. Le même message, selon la personne qui le formule, n’a pas la même portée.
Propos recueillis par Pauline Le Gall
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