Depuis le début du procès dit du Carlton, le 2 février dernier, les mots tournent autour du pot pour évoquer les pratiques sexuelles au cœur de l’affaire. Passage en revue et décryptage de 4 abus de langage entendus au tribunal correctionnel de Lille et/ou lus dans certains médias.
“Parties fines”, “massage”, “pratiques minoritaires mais néanmoins extrêmement répandues”: depuis le début du procès dit du Carlton, le 2 février dernier, les mots tournent autour du pot pour parler des pratiques sexuelles au cœur de l’affaire. Certains d’entre eux sont utilisés à mauvais escient, d’autres tout simplement absents. À la place reviennent des expressions inexactes, des métaphores ou encore des périphrases. Si l’on peut imaginer que les tabous liés à la sexualité y sont pour quelque chose, on ne peut s’empêcher de penser que ces éléments de langage poursuivent un autre objectif bien plus insidieux, et potentiellement dangereux: celui de dédramatiser l’affaire et de passer sous silence certaines réalités. Décryptage de quelques abus de langage entendus au tribunal correctionnel de Lille et lus dans certains médias.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
1. “Les parties fines”
Des parties fines. Voilà comment sont régulièrement présentées les soirées de Dominique Strauss-Kahn, David Roquet, Fabrice Paszkowski et René Kojfer, quatre des quatorze prévenus jugés pour proxénétisme aggravé. Si l’on en croit le Larousse, une partie fine est une “réunion où les participants se livrent à des ébats sexuels”. En gros, c’est une partouze. Sauf que dans l’affaire du Carlton, il ne s’agit pas de partouzes mais plutôt de passes collectives: les femmes participant à ces soirées étaient rémunérées -la défense de DSK repose d’ailleurs sur le fait qu’il l’ignorait. Dans “partie fine”, la dimension financière de l’affaire n’apparaît donc pas. Mariette Darrigrand, sémiologue et auteure de Comment les médias nous parlent (mal), rappelle l’étymologie du mot: “Lorsqu’on dit partie fine, on fait, à l’origine, référence au raffinement, cette expression vient de ‘fin amore’, c’est-à-dire ce que l’on appelait au Moyen Âge la galanterie, la courtoisie au XIIème siècle.” “Une partie fine était donc un moment sexuel extrêmement raffiné”, continue la spécialiste qui voit dans l’utilisation de ce terme “un phénomène d’héritage culturel”. Difficile de parler ici de “moment raffiné” après avoir entendu les témoignages des prostituées au cours du procès, à l’instar de celui de Jade: “Quand j’ai vu ce mélange de corps, c’était une véritable boucherie, je me suis dit non, je ne peux pas y aller.”
“Je n’ai jamais écrit ‘soirées libertines’ car pour moi, c’était hors-sujet.”
En dehors de l’expression “partie fine”, on retrouve également souvent les mots “libertinage” ou “rencontres libertines”, utilisés notamment par les accusés. “Ces termes historiques sont connotés positivement, rappelle Mariette Darrigrand. Libertin, c’est le contraire du pulsionnel qui passe, c’est celui qui contrôle son corps.” De son côté, la journaliste judiciaire Ondine Millot, qui suit le procès du Carlton pour Libération, explique avoir fait attention à “toujours mettre cette expression entre guillemets” dans ses articles et à “alterner, pour ne pas ‘euphémiser’, avec ‘soirées sexuelles’ ou encore ‘rencontres sexuelles’. En revanche, je n’ai jamais écrit ‘soirées libertines’ car pour moi, c’était hors-sujet”.
David Roquet évoque “une personne”, “une copine” ou bien encore “une demoiselle”, évitant ainsi de prononcer le mot “prostituée”.
2. “Un beau massage”
L’un des prévenus, David Roquet, ancien dirigeant d’une filiale d’Eiffage, semble en guerre intérieure avec certains mots. À la barre du tribunal correctionnel de Lille, l’homme préfère filer la métaphore quand il s’agit de fellation et il s’en explique ainsi: “Je n’emploie jamais ce mot. Je dis, j’ai eu un beau massage.” Quitte à être encore plus “précis”: “Un massage complet.” “C’est une périphrase, un euphémisme, décrypte Mariette Darrigrand, le discours sexuel a besoin de ces périphrases et la métaphore quand on parle du sexe est culturelle.”
Si David Roquet ne dit pas fellation, “il ne dit pas prostituée non plus”, relève Ondine Millot. Interrogé par le président du tribunal, il évoque “une personne”, “une copine” ou bien encore “une demoiselle”, évitant ainsi de prononcer le mot “prostituée”. “David Roquet a été particulièrement dans l’évitement, observe la journaliste de Libération, ce n’est pas pareil de faire quelque chose en secret puis de devoir l’assumer à la face du monde. On a le sentiment qu’il n’assume pas ce qu’il a fait.”
3. “Un acte contre-nature”
De sodomie, il est beaucoup question depuis le début du procès mais la plupart du temps, le mot, tabou, n’est pas prononcé. “Il a très peu été dit et quand c’était le cas, c’était surtout par les avocats”, remarque Ondine Millot. Dans les témoignages des prostituées, on retrouve des expressions imagées, comme celle utilisée par Jade: “Quand j’ai tourné le dos à DSK, j’ai subi une pénétration qui ne m’a pas été demandée. Je n’ai pas eu le temps de dire non. Chaque fois que je vois sa photo, je revis cet empalement qui me déchire.” Toutes ces femmes ont depuis arrêté la prostitution et “c’est aussi pour ça qu’elles ont du mal à en parler”, estime la journaliste, habituée des salles d’audiences. Dans un billet publié sur Metronews, la réalisatrice Ovidie rappelle que “dire ‘DSK m’a sodomisée’, même de force, c’est toujours dire publiquement que l’on a été ‘enculée’, avec tout ce que cela draine comme jugement”.
Les accusés n’emploient pas non plus le terme “sodomie”. De toute façon, “ça ne concerne que DSK, rappelle Ondine Millot. Ce dernier ne dit pas le mot car il est très malin, il l’assume en parlant d’une sexualité rude, il a bossé ses éléments de langage, c’est assez bluffant”. À la place, on retrouve des formules plus ou moins claires, telles que “un acte contre nature”, “des pratiques sexuelles dévoyées” ou encore “ces pratiques certes minoritaires mais néanmoins extrêmement répandues”. La sémiologue Mariette Darrigrand y voit avant tout “un héritage de la morale”. Et évidemment une manifestation du tabou entourant encore aujourd’hui cet acte sexuel.
4. “Les filles”
Elles-mêmes s’appellent comme ça: “Nous, les filles, on était le dessert”, a raconté Jade, l’une des anciennes prostituées, à la barre du tribunal lillois. Dodo la Saumure aussi les désigne de cette façon. Et certains médias n’hésitent pas à reprendre la formulation. Une question se pose alors: pourquoi ne pas parler de “femmes”? DSK est l’un des seuls à le faire et ce n’est sans doute pas dû au hasard. L’utilisation de ce terme est en effet lourd de sens: “Les filles, ce sont les filles de joie, explique Mariette Darrigrand, c’est l’argot de la prostitution. En fait, c’est même un lapsus qui révèle que le contexte dont on parle est celui de la prostitution.” Doit-on également y voir une certaine forme de sexisme? “Non, estime la spécialiste, mais en revanche, c’est méprisant socialement”.
Julia Tissier
{"type":"Banniere-Basse"}