Près de 20 ans après le premier volet des aventures de Bridget Jones -dont le volume 3 est paru à l’automne 2014-, et tandis que la suite du Diable s’habille en Prada vient de sortir en format poche, retour sur le phénomène chick lit. Où l’on découvre, grâce à Caroline Ast, éditrice de l’auteure Sophie Kinsella chez Belfond, que ce genre souvent mal perçu mérite peut-être davantage de considération.
Pour commencer, peut-on revenir sur la définition de la chick lit?
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Le terme a été inventé par les Anglo-Saxons pour désigner un sous-genre de la comédie axé sur les femmes et les jeunes femmes, et il est apparu avec le succès du Journal de Bridget Jones, puis du Diable s’habille en Prada. Il permet d’installer une certaine connivence entre la lectrice et le genre, et d’amener un peu d’humour dans la dénomination (Ndlr: Chick, en anglais, peut se traduire par “gonzesse”).
Quelle est la différence entre la chick lit et la littérature à l’eau de rose?
D’abord, dans la chick lit, il doit forcément y avoir des éléments de comédie. Mais la petite révolution créée par le Journal de Bridget Jones, c’est d’avoir introduit une héroïne proche de ses lectrices. Dans la chick lit, les héroïnes ne font pas rêver: elles sont comme nous, en pire. Tout est plus gros, tout est caricaturé, pour réconforter et faire rire. On a tous des boss horribles, mais dans Le Diable s’habille en Prada, cela devenait cosmique! Beaucoup de femmes aiment se ruiner, mais aucune n’atteint le niveau de L’accro du shopping de Sophie Kinsella!
Ensuite, si la trame du “prince charmant” est encore souvent présente, ce dernier est, lui aussi, beaucoup plus réaliste que dans les romans à l’eau de rose. Et puis cette quête n’est bien souvent qu’un élément du livre, et se retrouve mêlée à la recherche du boulot parfait, de la ville parfaite, etc. Tout ça à travers un parcours semé d’embûches, beaucoup plus terre à terre.
Justement, quelle est la vision de l’amour dans la chick lit?
Cela reste en général assez classique, avec l’idée que le prince charmant existe. Mais il y a aussi eu une série de livres qui commençaient par des mariages, et qui se cassaient la gueule après. La question des familles recomposées est aussi parfois abordée. En revanche, il y a encore peu de romans qui mettent en scène des mariages gays.
© Nina Boutléroff et Margot Ziegler pour Cheek Magazine
Finalement, peut-on dire que la littérature chick lit est une littérature féministe?
C’est compliqué. Il y a le côté très libérateur de “on s’assume avec nos défauts et nos envies”, mais dans le même temps, pour l’instant, il y a des choses qui restent un peu classiques dans les schémas de ce genre de livres. Ce serait intéressant de voir des romans de chick lit qui ne limitent pas l’héroïne sur certains aspects. Pour la quête du prince charmant par exemple, la vraie révolution, ce serait peut-être de dire qu’il n’y en a plus du tout! Les femmes sont libres dans ces livres, elles ont gagné une certaine indépendance, mais il y a encore du chemin à faire. D’une certaine manière, elles sont le meilleur reflet de ce que sont les femmes actuellement.
Pourquoi, selon vous, la chick lit continue de se vendre aussi bien?
L’identification aux personnages, rendue possible par le profil des héroïnes, explique en grande partie le succès de ce genre de littérature. Il y a un vrai sentiment d’appartenance à un groupe parmi les fans de chick lit: une communauté de fans s’est créée, il y a des blogs, etc. Mais les fans s’attachent plus aux personnages qu’aux auteurs. On se rappelle davantage de Bridget Jones ou de l’accro au shopping que d’Helen Fielding ou de Sophie Kinsella. Quand cette dernière fait des livres qui ne mettent pas en scène son accro au shopping, par exemple, ça se vend moins bien.
“La critique reste un milieu assez masculin, qui fonctionne de manière un peu archaïque et peut-être un peu dépassée.”
Cette littérature cherche-t-elle uniquement à divertir, comme on pourrait le croire?
Il y a toujours un propos derrière, mais peut-être cela montre-t-il que les femmes ont un peu plus d’autodérision que les hommes. Quand on prend Le Diable s’habille en Prada, par exemple, c’est une relation de travail totalement abusive. On aurait pu en faire un livre dramatique sur le harcèlement au travail, mais l’auteure a préféré en faire quelque chose de grandiloquent et grotesque, qui est très efficace également, pour réfléchir à cette situation. Bridget Jones, c’est pareil. Ce n’est pas drôle au départ. L’héroïne fait des excès, est une sorte de ratée, mais au lieu de devenir quelque chose de grave et plombant, c’est devenu un hymne qui permet à toutes les femmes qui lui ressemblent de dédramatiser.
Pourquoi la chick lit est-elle encore le plus souvent méprisée par les critiques et les milieux littéraires?
On est dans la même situation qu’au cinéma, où les comédies sont toujours moins bien considérées que les films très sérieux, très graves. Une forme de méfiance existe, qui fait que si l’approche est plus légère, c’est forcément superficiel. Dans la chick lit, les femmes sont surreprésentées, contrairement à l’ensemble du monde littéraire et des critiques. La critique reste en effet un milieu assez masculin, qui fonctionne de manière un peu archaïque et peut-être un peu dépassée. Je ne dis pas que Le Journal de Bridget Jones, par exemple, aurait dû avoir le Nobel de littérature, mais quand une auteure révolutionne un genre à ce point, je pense qu’elle mérite un peu plus de considération.
Propos recueillis par Quentin Blanc
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