En remuant les débris enfouis de notre histoire collective, Alexandra Badéa ravive une mémoire douloureuse, dans un effort salutaire pour donner la parole à celles et ceux que l’on n’entend pas. Sa dernière pièce, Points de non-retour [Thiaroye], premier volet d’une trilogie en représentation au théâtre national de la Colline du 19 septembre au 14 octobre prochain, revient sur le massacre des tirailleurs sénégalais de Thiaroye.
Alexandra Badea est de celles qui donnent des complexes intellectuels. À seulement 38 ans, la metteuse en scène, autrice et scénographe possède déjà à son actif un palmarès de vingt pièces, un roman, ainsi que la création de plusieurs spectacles en France et en Roumanie. Dans sa dernière création, Points de non-retour [Thiaroye], la franco-roumaine exhume sur scène ces fragments négligés de l’histoire nationale, à travers une histoire d’amour entre deux individus.
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Pop songs et dictature
Née à Bucarest en 1980, dans une Roumanie alors en pleine dictature socialiste sous Ceausescu, Alexandra Badea grandit dans une famille d’intellectuels. Son père, professeur à Polytechnique, effectue régulièrement des déplacements en France où il collabore avec des chercheurs de la célèbre école d’ingénieurs, ce qui la conduit très tôt à parler la langue de Molière. Chaque année, l’enfant passe donc ses vacances dans la capitale française, à essayer de comprendre cette langue qu’elle rejette dans un premier temps, lui préférant l’anglais des chansons pop des années 90. Finalement séduite par sa musicalité, elle choisit le français comme première langue à l’école, et intègrera quelques années plus tard un lycée bilingue franco-roumain.
Après l’apprentissage du français, c’est à l’adolescence, vers l’âge de 15 ans, que la jeune fille fait la seconde découverte importante de sa vie: le théâtre. Un peu par hasard, car son lycée se situe juste à côté d’une salle dont elle est amenée à visiter les loges. “Je me souviens qu’à l’époque je cherchais un moyen de m’exprimer. Sauf que dès que je trouvais quelque chose, on me décourageait. Si je voulais faire de la photo, il fallait que je fasse les Beaux-arts, si je voulais écrire je devais avoir du talent. Je me suis dit que la mise en scène serait à ma portée car il suffisait de faire parler des textes ou des idées à travers les autres.”
“Le français est une langue que j’ai choisie. C’est la langue de la liberté pour moi.”
Elle décide d’entamer une formation de mise en scène à l’université nationale d’art théâtral et cinématographique Ion Luca Caragiale de Bucarest. Une éducation pratique de cinq ans qui lui donne très tôt l’expérience de la scène, et qu’elle poursuivra en France à la Sorbonne, pour se construire une “solide culture théâtrale”. Durant cette période, elle monte sa propre compagnie et commence à créer des spectacles. C’est seulement à la fin de ses études qu’elle se met à l’écriture, dans sa langue d’adoption. “Je n’ai jamais écrit dans une autre langue que le français. Peut-être car élevée sous la dictature roumaine, l’apprentissage de ma langue maternelle était très strict, et j’ai toujours senti que je ne serais jamais à la hauteur. Le français, au contraire, est une langue que j’ai choisie. C’est la langue de la liberté pour moi. Celle dans laquelle je me suis construit ma propre identité et avec laquelle je peux exprimer ma créativité sans entraves.”
Ecrire les souffrances de la société
Il faut croire que le parcours d’Alexandra Badea est une suite d’accidents heureux, car l’écriture apparaît dans sa vie aussi nonchalamment que le théâtre. En 2006, alors qu’elle termine ses études en France, la jeune femme se retrouve dans une situation personnelle difficile. Sur les conseils d’une amie moldave et autrice, elle aborde l’écriture comme un moyen thérapeutique de libérer ses maux par les mots. “J’étais arrivée à un moment où je ne trouvais plus les textes qui me correspondaient, je trouvais soit des écrits dont j’aimais la forme et pas le fond, soit l’inverse et j’avais le sentiment de les trahir avec mon regard. En même temps je n’étais pas heureuse de l’endroit où j’étais intimement et professionnellement: je vivais de petits boulots, je montais des pièces dans les caves où je n’étais pas toujours payée, j’étais aussi face à ce trouble identitaire car j’étais roumaine vivant en France. J’avais envie de travailler sur les clichés et les étiquettes, sur cette obligation de rentrer dans une case. J’ai décidé d’écrire pour parler de ce qui m’agresse.”
De cette souffrance, naîtront Mode d’emploi, Contrôle d’identité et Burnout, un ensemble de trois pièces publié en 2008 par l’Arche éditeur et primé aux journées des auteurs de théâtre de Lyon, que la metteuse en scène avoue être sa création la plus autobiographique. Qu’il s’agisse de Burnout et sa description du travail acharné, Contrôle d’ identité qui suit les désillusions et déboires d’un réfugié politique face à une administration kafkaïenne, du personnage principal de Mode d’Emploi qui est plongé dans un labyrinthe de règles imposées par la doxa ou encore du portrait acide de la mondialisation de Pulvérisés, qui décrit la vie en entreprise dans quatre grandes villes du monde, l’aliénation des êtres par la société constitue le point de départ des histoires d’Alexandra Badea, le malaise en pointillé habitant chacun de ses personnages.
“Il y a un vrai manque d’empathie et d’écoute dans la société actuelle.”
C’est cette violence du monde en général, mais surtout celle de l’individu et de son isolement croissant dans une société paradoxalement hyper connectée, que l’on retrouve aussi dans A la trace, une pièce traitant de la condition féminine dans le monde actuel. “Il y a un vrai manque d’empathie et d’écoute dans la société actuelle. On est devenus si impatients que l’on ne se donne plus le temps de connaître l’autre, on préfère l’analyser et on croit savoir ce que l’on voit dans l’autre avant qu’il ne parle. On vit dans des bulles, derrière nos ordinateurs et nos écrans, ce qui créé une sorte de zapping permanent où il reste peu de temps pour le hasard et les accidents.”
Ce texte profond a su séduire Wajdi Mouawad, le directeur du théâtre de la Colline, qui lui demande de le mettre en scène en mai dernier dans son établissement.
Un travail à la lisière de l’intime et du politique
Dans l’œuvre personnelle et intime d’Alexandra Badea, la sphère politique n’est pourtant jamais très loin. Comme elle l’annonce elle même dans le programme du spectacle, “Tout est politique dans la vie. Même l’amour. Ce sentiment qui traverse nos capacités physiques et psychiques, qui nous surprend et nous altère par sa force. Chacun le définit différemment et pourtant c’est politique. On ne peut pas aimer dans un sens divergent à notre existence. On aime comme on pense le monde.”
De cet engagement sincère et profond, émergent donc ses pièces fortes où il est souvent question d’absence, de quête mais aussi d’héritage inconscient, à l’instar d’A la Trace qui évoque la relation mère-fille. “Je voulais écrire une pièce sur la féminité et non la maternité. Je souhaitais montrer des femmes qui se battent pour s’affirmer et prendre une place dans la société. Mais je voulais aussi révéler cette passation qui s’opère d’une génération à l’autre. La grand-mère oublie ses rêves de création pour éduquer sa fille, sa fille au contraire fuira les attaches, ce qui la poussera même à abandonner son enfant afin de le sauver de la violence et de la folie de l’amour.”
“Lors de ma naturalisation française, l’officier d’état civil m’a dit qu’à partir de ce moment je devais assumer l’histoire de ce pays avec ses moments de grandeur et ses coins d’ombre.”
Une écriture de la compassion où l’autrice nous amène toujours à explorer l’autre avec un grand A, le fruit également d’un long travail de recherche et de documentation qu’elle opère avec une rigueur scientifique, en rencontrant des historiens et des experts. “Quand je veux traiter d’un sujet, je ne peux pas rencontrer les gens qui l’ont vécu directement. Je trouve l’exercice trop voyeur et ma pudeur m’en empêche, je préfère contacter des philosophes, essayistes, ou psychologues qui ont été en contact avec ces populations.”
Avec Points de non-retour [Thiaroye], elle met en lumière la souffrance sourde du non-dit à travers un événement obscur de l’histoire de France, celui du massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye. Conçue suite à la récente naturalisation française de l’autrice, cette pièce est une réflexion sur les fragments enterrés de l’histoire. “Lors de ma naturalisation française, l’officier d’état civil m’a dit qu’à partir de ce moment je devais assumer l’histoire de ce pays avec ses moments de grandeur et ses coins d’ombre. Ce fut le point de départ d’une longue réflexion pour moi. Comment assumer une histoire à laquelle mes ancêtres n’ont pas participé, telle que la collaboration ou le colonialisme? Au final, j’ai realisé que seuls les actes nous appartiennent. L’histoire nous dépasse mais tout ce que l’être humain a fait d’épouvantable nous concerne tous.”
Une œuvre qui nous rappelle la part de dette inhérente de notre héritage individuel, et que nos itinéraires personnels ne sont jamais déconnectés de l’histoire universelle de l’humanité dans laquelle ils s’inscrivent. Une bonne leçon pour appliquer le concept du vivre ensemble, qui n’est possible qu’au coût d’une reconnaissance de cet étranger et de son passé.
Lou Mamalet
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