Pour la sortie de son nouvel album Radiate, Jeanne Added nous a parlé de son rapport au monde, à la musique et au genre.
Révélée au grand public en 2015 avec un premier album, Be Sensational, Jeanne Added revient avec Radiate. Dans ce deuxième disque moins tourmenté, où elle affirme son talent pour les mélodies fortes et les sonorités amples, la Rémoise d’origine pousse sa voix vers de nouveaux sommets. Et sa carrière avec. Alors qu’elle a déjà retrouvé la scène, son lieu de prédilection, et qu’elle s’embarquera cet automne pour une tournée française version “extended”, elle annonce d’ores et déjà une date au Zénith de Paris le 3 avril 2019. Une consécration supplémentaire pour celle qui s’est avancée tardivement sur le devant de la scène -elle fêtera ses 38 ans dans quelques jours-, après de longues années au service de projets jazz qui n’étaient pas (que) les siens.
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Dans le canapé d’un restaurant du canal Saint-Martin, à deux pas de ses quartiers, Jeanne Added nous a parlé du long processus qui l’a menée jusqu’à la réalisation de ce deuxième album. Un parcours cahoteux mais implacable, où ont fini par triompher le talent, le travail et l’acceptation de soi. D’une voix basse et légèrement voilée, d’où pointent quelques convictions longuement réfléchies, la chanteuse et musicienne nous a parlé de son rapport au monde, à la musique et au genre.
Quel a été le point de départ de l’écriture de Radiate?
Après avoir fait un premier album qui était de l’ordre de la nécessité, que j’avais un besoin impérieux de réaliser pour pouvoir continuer de fonctionner, je me suis demandé si je continuais et si oui pourquoi, comment, etc. L’axe, c’est donc devenu de faire de la musique un métier, dans le meilleur sens du terme, c’est à dire apprendre à écrire encore mieux des chansons, continuer à développer mon chant, à bosser, en fait.
Tu t’es entourée du duo Maestro à la production de ce nouvel album. A quel point es-tu indépendante musicalement? Jusqu’où travailles-tu seule?
De nos jours, la production fait aussi partie de la composition donc, sur pas mal de morceaux, je suis arrivée en studio avec des maquettes assez poussées. C’est bien Maestro qui a produit le disque mais j’étais là, dans la pièce, et je ne suis pas du genre à me taire si j’ai quelque chose à dire. (Rires.)
Est-il important pour toi d’être reconnue comme autrice-compositrice, et pas seulement comme chanteuse?
Je suis une chanteuse, ça ne me pose donc aucun problème qu’on me qualifie comme ça. Après, si on ne me reconnaissait pas en tant qu’autrice et compositrice oui, je pense que ça m’énerverait. Mais ce n’est pas le cas. Je n’ai jamais souffert de ça.
“J’ai pris les codes du dominant, du masculin.”
Tu as de la chance, car certaines de tes consœurs, comme par exemple Owlle ou Angèle, déplorent être perçues comme de simples interprètes, ou que l’écriture de leurs morceaux soit -dans l’imaginaire collectif ou sous la plume des journalistes- trop souvent attribuée à des hommes. A quoi tient cette différence de traitement, selon toi?
Peut-être est-ce lié au fait qu’on ne se présente pas exactement de la même manière. Moi, j’ai pris les codes du dominant, du masculin. Donc peut-être que la question se pose moins. Quand on ne joue pas avec ces codes-là, il est peut-être plus difficile de faire valoir sa part créatrice. Le monde est foutu comme ça, et c’est malheureux. Car moi qui suis du métier et qui ai une vision de l’intérieur, je sais bien que toutes les filles travaillent et mettent la main à la pâte.
Pourquoi as-tu choisi de “prendre les codes du dominant”, justement?
Ce n’est pas un choix. Je me retrouve très bien dans le discours de Virginie Despentes quand elle dit qu’elle ne s’est jamais sentie appartenir au féminin tel qu’on le lui a présenté. Pourtant, j’ai vraiment essayé de m’y conformer. J’étais du genre à sortir de chez moi en jupe et à remonter au bout de dix mètres pour enfiler un jean. Ça m’a pris un temps fou de l’accepter. Mais j’ai fini par comprendre que cette féminité-là, cet endroit-là dans la société est encore violent, violenté et potentiellement pris pour cible. Ça change la perception des autres sur toi si tu épouses ces codes-là. C’est peut-être ce qui arrive à des filles comme Owlle ou Angèle, qui ne sont pourtant pas des demi-portions! Moi, je crois que je n’ai pas eu le courage de me bagarrer avec ça, ou en tout cas, ça ne m’allait pas. Alors, à un moment donné, vers l’âge de 30 ans, je me suis lâché la grappe. Ça fait partie du chemin que j’ai dû parcourir pour réussir à m’exprimer.
Si tu joues avec l’androgynie en ce qui concerne ton image, ce n’est pas le cas dans ta musique. Pourquoi?
En termes de musique, je ne réfléchis pas à ces choses-là. Le plus important est de produire quelque chose qui me touche moi, qui me fait vibrer, que je trouve beau. Et si ça ne remplit pas ces critères-là, ça ne sort pas de chez moi. (Rires.)
Tu cites souvent Prince parmi tes références majeures en musique. Quelles musiciennes trouvent leur place dans ton Panthéon personnel?
Prince, c’est comme un doudou, il m’accompagne partout. Mais beaucoup de femmes ont compté dans mon parcours, comme Abbey Lincoln, Janis Joplin, Peaches, Joni Mitchell ou Courtney Love. Au final, je suis plus touchée par les femmes que par les hommes, je m’identifie plutôt à des créatrices femmes. Ce qui m’a plu chez Prince sans doute, c’est qu’il ne jouait pas avec les codes masculins. Du coup, il n’était pas menaçant et me permettait d’entrer en contact avec lui. En plus, il a toujours travaillé avec des femmes fortes et puissantes, et mis en valeur des musiciennes.
Toi aussi, tu t’es toujours entourée de femmes musiciennes, comme Anne Paceo à la batterie ou, actuellement, Narumi Hérisson de Tristesse Contemporaine aux claviers. Est-ce un choix?
Absolument. S’entourer de filles était au départ de l’ordre de l’intime. Je suis une femme et j’avais besoin de ne pas avoir à traverser la barrière du genre pour m’exprimer. C’est pourquoi je ne m’entourais que de femmes sur scène au début. Aujourd’hui, il y a des hommes autour de moi mais ce sont en général des amis de longue date, du coup on reste dans l’intime. Quand je vois ces groupes uniquement constitués d’hommes en tournée, ça me dépasse… Mais après tout, peut-être qu’on a besoin d’entre-soi pour pouvoir produire ou renvoyer quelque chose qui nous ressemble. Moi en tout cas, j’ai une équipe mixte et je trouve ça pas mal.
Ton premier album est sorti en 2015, une année chargée en termes d’actualité. Radiate sort quant à lui un an après #MeToo. Es-tu perméable artistiquement au monde qui t’entoure?
Extrêmement. Mon disque parle d’ailleurs de ça: comment on bouge au contact des autres, au contact du monde. Mais j’y dresse aussi le constat que je fais de la vie que je mène. Celle d’une privilégiée. C’est par exemple le point de départ du morceau Both Sides.
Ton succès semble parti pour suivre une courbe ascendante. Ne crains-tu pas, à moyen terme, de te déconnecter de la réalité?
Non, car je pense que rester en phase avec la réalité ou non, c’est un choix qu’on fait. Moi, je ne suis pas “prête à tout” comme on dit. Je ne crois pas avoir un délire de pouvoir. Dans le monde tel qu’il est foutu, c’est ça qui ne marche pas et qui crée beaucoup de violences. Donc je m’en méfie pas mal. Ça fait partie des choses sur lesquelles je m’ausculte régulièrement. Même si tout ce qui m’arrive en ce moment est très agréable, ce qui me sauve, c’est que ça m’arrive tard. (Sourire.)
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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