Suite aux réactions de Raphaël Enthoven et Marlène Schiappa provoquées par sa tribune la semaine dernière, la réalisatrice et scénariste féministe Léa Domenach a tenu à leur répondre. Entretien.
Dimanche 2 septembre, dans une lettre publiée dans Libération et intitulée Madame Schiappa, il n’y a pas de “féminisme mais…”, la réalisatrice et scénariste Léa Domenach s’est interrogée sur le choix des invités de Marlène Schiappa à la première Université d’été du féminisme qui aura lieu les 13 et 14 septembre prochains. Elle lui a notamment reproché d’avoir invité Raphaël Enthoven et Élisabeth Lévy: “Inviter Raphaël Enthoven qui nous explique un matin sur deux à la radio pourquoi les féministes se trompent et Elisabeth Lévy, fondatrice et directrice de Causeur, un journal ouvertement masculiniste, c’est comme si le PS avait invité François Fillon et Laurent Wauquiez à intervenir à La Rochelle!”, a-t-elle ironisé.
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Quelques jours plus tard, le philosophe Raphaël Enthoven, interviewé par Le Point, est revenu sur cette tribune, qualifiant l’attitude de Léa Domenach d’“odieuse” quand celle-ci écrit que ses “prises de position à l’antenne sont autant de claques dans la figure des féministes”. Avant d’assurer qu’il était “résolument féministe”. De son côté, Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, a également réagi en publiant à son tour un texte sur Libération. Qui commence fort: “Il est une chose à laquelle je ne m’habituerai jamais dans la responsabilité politique: que des gens que vous connaissez et parfois estimez ne vous parlent pas quand ils ont un désaccord, mais appellent un titre de presse pour publier une tribune.” Et d’invoquer le droit au débat: “Le féminisme n’est ni une secte ni une marque déposée. Il est traversé par différents débats. Je ne suis pas en charge de l’attribution des brevets de féminisme mais de la conduite de politiques publiques d’égalité entre les femmes et les hommes et, dans ce cadre, mission m’est confiée au gouvernement d’amener toute la société dans le débat.”
Suite à ces réactions, nous avons donné la parole à la réalisatrice Léa Domenach pour qu’elle revienne sur les arguments brandis par Marlène Schiappa et Raphaël Enthoven.
Dans sa réponse, Marlène Schiappa fait valoir l’importance du débat contradictoire, qu’en penses-tu?
C’est très important d’avoir des débats contradictoires, et je pense que, concernant le féminisme, on en a déjà beaucoup dans les médias. Mais, selon moi, la question n’est pas là: dans ma tribune, je soulevais le problème de l’intérêt d’un tel débat dans une université d’été féministe. A priori, l’idée dans ce genre de lieu et d’évènement est d’inviter des gens qui sont d’accord sur le fond, pour avancer ensuite sur des contradictions qui dépassent le fond justement. En conviant des personnes qui ne se disent pas féministes ou qui mettent des bémols sur leur féminisme, je vois mal comment on peut sortir des interminables débats habituels et faire réellement avancer les choses.
Elle estime aussi ne pas être en charge de “l’attribution des brevets de féminisme”, insinuant ainsi que tu l’es.
Je ne le suis évidemment pas et je ne vois pas comment je pourrais me permettre de l’être. On peut être féministe et… tout ce qu’on veut d’autre! Cependant, être féministe, c’est reconnaître qu’il y a une domination masculine contre laquelle on se bat et vouloir l’égalité des droits. Elisabeth Lévy remet en cause l’idée même de domination masculine donc je ne comprends pas qu’elle se dise féministe. Comment a-t-elle l’intention de faire avancer les choses? Si on parlait d’antiracisme, ça nous paraîtrait évident de ne pas inviter certaines personnes, mais là, comme ça touche les femmes, on prend des précautions sur le fond. Il faut arrêter de le remettre systématiquement en cause car sinon, on n’avancera jamais.
Marlène Schiappa te reproche à demi-mots de faire du féminisme “un club recroquevillé sur lui-même” , que lui réponds-tu?
J’essaie, même dans mon métier, lorsque par exemple je fais des films sur les stéréotypes de genre, de parler au plus de gens possibles. Mais en remettant en cause le fond, inclut-on vraiment tout le monde? Il faut évidemment élargir le débat, mais est-ce qu’une université d’été du féminisme constitue le lieu idéal pour ça? Je ne pense pas. J’ai pointé du doigt deux invités mais j’ai également soulevé le problème de certains thèmes de l’université qui me semblaient particulièrement datés comme “Peut-on être féministe et femme au foyer?”. Ce sont des questions d’un autre temps: oui, on peut être féministe et tout ce qu’on veut d’autre, je le répète! À l’heure de #MeToo, de #BalanceTonPorc, il y a beaucoup d’attentes de la part du public, et un virage sociétal à prendre. Il faut interroger l’éducation, le rapport au corps, la publicité. Est-ce que tout ça n’est pas plus important que de reparler des limites du mouvement #BalanceTonPorc par exemple?
De son côté, Raphäel Enthoven parle de censure…
Je trouve marrant qu’il parle de censure car il a une voix médiatique très écoutée, il est partout! Il ne se rend pas compte que la vraie censure, c’est quand même celle qui s’exerce sur 52% de la population, car je ne vois pas de femme qui a la même place de lui dans l’espace médiatique. Je n’ai jamais appelé au boycott de Raphaël Enthoven ou d’Elisabeth Lévy, je me suis simplement posé la question de savoir si l’université d’été du féminisme était le lieu et le moment de leur donner la parole. Je ne me permettrais jamais d’interdire qui ou quoi que ce soit.
Il assure qu’avec ta tribune et une phrase en particulier -“Quant à Raphaël Enthoven, ses prises de positions à l’antenne sont comme autant de claques dans la figure des féministes.”-, tu le “ranges” dans “le camp des hommes qui peuvent donner des claques”, que ta métaphore n’est pas anodine. C’était voulu?
Évidemment, cette métaphore est voulue, il le dit lui-même: le lexique n’est pas innocent. Je ne le range pas pour autant dans les hommes qui donnent des claques, il n’y a pas, d’un côté le camp des hommes méchants, et de l’autre, celui des femmes gentilles. J’ai utilisé le mot “claque” pour dénoncer la violence de son discours souvent unilatéral. Dans sa chronique sur #BalanceTonPorc, il a eu beau dénoncer les violences faites aux femmes, quand il conclut par “dénonce ton porc à la justice”, c’est ça qu’on retient, ça remet les femmes dans le silence dans lequel elles sont longtemps restées. Sauf qu’il y a un dysfonctionnement de la justice. Aucun homme n’est visé par ce mouvement, c’est un système qui est dénoncé.
“Le seul bémol [du mouvement #BalanceTonPorc] était, à mon sens, le risque qu’une parole libératrice devînt elle-même une parole qui enferme, qui juge sans procès et qui ne fasse aucune différence entre Jean-Claude Dus, Frédéric Haziza, Tariq Ramadan ou Harvey Weinstein…”. Que vous inspire cette réponse de Raphaël Enthoven?
J’ai envie de redonner des chiffres: seulement 9% des femmes victimes de viol portent plainte et seulement 3% des procès aboutissent à des condamnations. Qui a vraiment été inquiété en France suite au mouvement #BalanceTonPorc? Quant à la gravité des faits, c’est à la justice d’en décider, mais que fait-on quand la justice est absente? Personne n’a envie de balancer des noms en pâture, mais il faut bien se faire entendre, il faut bien crier. C’est facile de mettre des limites et de dire qu’il faut faire attention mais que fait-on lorsqu’on est victime d’un système qui ne fait rien?
Quand tu lis que Raphaël Enthoven est “résolument féministe” et qu’il aimerait “être une femme noire pour pouvoir dire la même chose de la même manière et qu’on arrête de [l]’emmerder avec [s]on sexe ou la couleur de [s]a peau”, quelle est ta réaction?
Je suis très contente qu’il fasse son coming out féministe! (Rires.) Sa phrase est un peu provoc’ mais elle révèle surtout que, s’il n’est pas capable de se rendre compte qu’il parle en tant qu’homme blanc, comment peut-il remettre en question les privilèges que ce statut lui octroie? Et s’il pense qu’une femme noire ne peut pas se faire “emmerder”, ça signifie qu’il ne se rend pas compte des discriminations qu’elles subissent. Bien sûr, il a le droit de parler de tous les sujets, mais s’il veut être dans un combat féministe, il faut qu’il ait conscience de sa position de domination dans la société.
Propos recueillis par Julia Tissier
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