En déplaçant les codes d’une presse traditionnelle, une nouvelle génération de médias afros tente de dynamiser et de dynamiter un paysage médiatique français en perte de vitesse et peu diversifié. Qui se cachent derrière ces médias? Quelles sont leurs intentions et leurs limites? En quoi se distinguent-ils? C’est ce que nous avons cherché à savoir en confrontant les témoignages de cinq rédactrices en chef.
“Nous sommes des médias afros, nous sommes des paroles disséminées mais ensemble, nous sommes plus forts. Nous faisons nos expériences”, explique Dolores Bakèla, cofondatrice du blog L’Afro (Ndlr: collaboratrice de Cheek Magazine). Depuis quelques années, on constate l’émergence d’une nouvelle vague de médias afros dans le paysage médiatique français. Cette dynamique va de pair avec une visibilisation accrue, bien qu’insuffisante, de projets culturels portés par une jeune génération “d’afro-descendants”, bien décidée à faire entendre leurs voix. Prenant dans un premier temps la forme de blogs, ces médias adoptent d’autres types de formats allant du pure player au magazine papier. Plateformes aux lignes et aux projets éditoriaux divers, ils se veulent plus inclusifs et ont pour objectif de visibiliser des populations souvent reléguées au second plan, tout en conservant, pour certains d’entre eux, un prisme afrocentré assumé.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Qualitatifs et ambitieux, ils se heurtent néanmoins à de nombreux freins. Modèles économiques peu viables dû au manque de financement extérieur, précarisation des journalistes, ils peinent à se pérenniser même s’ils ont pour objectif de s’implanter et de renouveler l’offre. Nous sommes allés à la rencontre de certaines rédactrices en cheffe de ces médias, “meneuses de revue” ayant un objectif commun: être les porte-voix de celles trop longtemps restées inaudibles. Adiaratou Diarrassouba et Dolores Bakèla du blog l’Afro, Chayet Chiénin du pure player Nothing But The Wax, Anna-Alix Koffi, fondatrice du magazine Something We Africans Got et Mawena Yehouessi, à la tête de la plateforme Black(s) to the Future, ont partagé leurs expériences et donné leurs points de vue sur cette effervescence.
Un prisme afrocentriste
“Je pense que Nothing But The Wax est un ovni dans le sens où c’est un écrin dans lequel des intellectuels peuvent se retrouver, autant que des modeux ou des gens passionnés d’art. Le parti pris de ce média est de raconter une jeunesse, parce que ce qui se passe aujourd’hui est inédit. On est une génération qui s’exprime contrairement à nos parents, une génération qui veut se réapproprier sa narration”,affirme Chayet Chiénin, à la tête du pure player.
Il y a un an, la journaliste décide de transformer son blog mode initié en 2010 en véritable média société et culturel, mettant sur le même plan le contenu et la direction artistique. Contrôleuse de gestion de formation, elle prend conscience de la nécessité de faire une activité en adéquation avec ses convictions personnelles: “Mon blog, c’était une forme de journal de bord de mon propre périple autour des questions identitaires, de l’africanité et la bascule s’est fait tout d’abord d’un point de vue personnel. J’avais besoin de faire quelque chose qui allait servir mes convictions, aussi bien la représentation d’une diversité, que celle d’une certaine vision de l’Afrique” explique t-elle. “J’ai compris que ma finalité n’était pas d’écrire des sujets afrocentrés dans une presse mainstream mais peut-être de créer mon propre média.”
Suite à une campagne de crowdfunding, elle lance les premières publications sur la plateforme et crée une belle émulation dans le monde de la presse, jusqu’à recevoir cette année le prix de l’innovation des médias. Magazine à la ligne éditoriale tranchée et adoptant un prisme afrocentriste assumé, Nothing But The Wax a pour objectif de faire rayonner sa marque et de donner la parole à une jeunesse créative, inspirante, mais trop longtemps mise de côté. “On veut donner la parole à une génération qui ne parle pas assez. Je pense qu’on est plus qu’un média afro parce qu’il y a une envie viscérale d’apporter une perspective afro-centriste”, poursuit-t-elle. Par afrocentrisme, la journaliste entend réinscrire l’Afrique et les africains au centre du discours.
Vers plus d’inclusivité
Pour Adiaratou Diarrassouba et Dolores Bakèla, les deux rédactrices en cheffe de l’Afro, blog créé en 2015, l’ambition est plus ou moins la même bien qu’elle prenne des contours différents. Les deux journalistes prônent l’inclusivité et ont pour objectif de dépeindre la société française telle qu’elles la perçoivent, une société multiculturelle, multi-confessionnelle, qui n’est pas pleinement représentée dans la majorité des médias mainstreams. “Je pense qu’on est vraiment dans la dynamique de médias modernes qui veulent raconter la société telle qu’ils la voient car ce n’est pas ce qui ressort des autres médias. […] Nous voulons visibiliser toutes les populations possibles […] je ne suis pas sûre que les médias mainstreams aillent dans ce sens”, confie Dolores Bakèla avec véhémence.
Les deux jeunes femmes se rencontrent dans les bureaux d’Afriscope en 2014 et finissent très rapidement par travailler ensemble sur l’élaboration d’une rubrique sur la nuit afro-parisienne. Exigeantes et portées par une même vision du métier de journaliste, elles décident de lancer leur blog en octobre 2015, prenant dans un premier temps leur plateforme comme un laboratoire d’expérimentations et d’interactions avec le lecteur.
Les sujets abordés sont pointus et témoignent d’une réelle volonté de se différencier des médias traditionnels tant la proximité avec le lecteur est évidente. “On travaille pour des médias mainstream et on ne prétend pas qu’on va les remplacer. Je pense qu’il y a différentes manières de traiter ces questions. On peut être au sein de ces médias-là mais ça ne suffit pas. Il faut plusieurs voix”, rétorque Adiaratou Diarrassouba.
Aujourd’hui, les deux jeunes femmes sont parvenues à fédérer une communauté autour de leur projet, comme en atteste le succès de leur premier festival, Le Fraîches Women Festival. “On peut être fières d’avoir réussi à fédérer en l’espace de deux ans et demi. On essaye d’aller toujours plus loin, on est pleine d’idées. On essaye d’être honnêtes avec ce qu’on veut proposer et les gens nous le rendent bien. Les gens ont besoin d’avoir un média comme ça qui s’adresse à tout le monde”, poursuit la journaliste. Inclusivité, afro-centrisme, même si les voix et les intentions varient, ces journalistes veulent avant tout porter une expérience nouvelle, être les témoins d’une époque en pleine mutation voyant d’autres figures s’affirmer.
Adiaratou Diarrassouba et Dolores Bakèla © Soliou Ligali
“Entre hybridité et syncrétisme”: une nouvelle vision de la presse
Innovants et portant un regard neuf sur le monde de la presse, ces médias tentent de déplacer les codes, mettant l’accent sur l’hybridité quitte à s’éloigner d’une perspective journalistique pure et dure. Something We Africans Got, fondée par la journaliste franco-ivoirienne Anna-Alix Koffi s’inscrit pleinement dans cette mouvance. Cette revue trimestrielle met en lumière la pensée critique et l’actualité artistique de l’ensemble du continent africain, en faisant appel pour chaque numéro à des experts pour traiter des différents sujets.
Objet “aux allures rock’n roll”, son éditrice met sur le même plan le fond et la forme, faisant de son magazine un véritable artefact. “J’ai créé un objet hybride dans la lignée de la Revue Noire. C’est un accès première classe: textes de chercheurs, d’artistes, de spécialistes et une mise en page très soignée avec un papier très haut de gamme. C’est une revue sérieuse aux allures rock’n’roll. On l’achète d’abord parce qu’elle est belle, on l’a dévore ensuite avec gourmandise”, explique-t-elle.
Voir cette publication sur Instagram
L’hybridité est aussi au centre du projet porté par la doctorante en philosophie et artiste Mawena Yehouessi: Black(s) to the Future. À mi-chemin entre la plateforme, le collectif et le festival, Black(s) to the Future est en marge de cet ensemble, dans la mesure où il s’éloigne d’une ambition journalistique à proprement parler. Créé en 2015, c’est un projet au carrefour des genres, qui intègre des initiatives ayant trait à l’africanité et à l’afrofuturisme, sujet de thèse de la jeune femme. “Black(s) to the future est une plateforme où l’on expérimente avec les membres du collectif de nouveaux formats, de nouvelles initiatives. Il n’y pas de définition. On essaye de comprendre des dynamiques qui ont trait à l’africanité, ou qui peuvent être rattachées à l’afrofuturisme.”
Bien que Black(s) to the Future ne soit pas un média stricto sensu, la plateforme porte une évidente ambition éditoriale, faisant appel à une pluralité d’interlocuteurs, chercheurs, artistes et autres activistes, invités à exposer leurs points de vue sur les thématiques soulevées par le collectif. Les formats sont variés, passant du “skype interview” aux pièces sonores ou encore par l’article écrit plus classique. Cette multiplicité des formes permet de véhiculer des réflexions différentes, à même de toucher des publics d’horizons distincts, bien que le spectre reste celui de l’afro-futurisme. “Je ne pense pas que l’afro-futurisme parle à une seule communauté afro et quand bien même elle existerait. Quand on voit ne serait-ce qu’en France tout le métissage, tout l’apport des diasporas africaines… C’est un pays qui est en partie afro. Il y a ce jeu d’ouverture pour éviter toute tentation de réduire les choses”, conclut-elle.
© Black(s) to the Future
Des modèles économiques fragiles
Même si ces médias peuvent se targuer de porter des projets innovants, ils peinent à se pérenniser. “On a besoin davantage de médias afro, on a besoin davantage de professionnalisme, de créer des opportunités monétaires parce que le problème qu’on a, c’est la pérennité. On veut maintenir une certaine qualité. L’émergence de la presse afro est à nuancer dans le sens où il y a plein de choses, mais quelle est la pérennité de toutes ces plateformes?”, alerte Chayet Chiénin.
Les titres et les propositions pullulent sur la toile, pour autant ces jeunes médias se heurtent à la même difficulté que les autres: la crise de la presse. Les équipes et les rédacteur·rice·s travaillent bénévolement pour maintenir leur projet, un mal nécessaire pour ces différentes éditrices voulant combler ce vide éditorial et éveiller les consciences. “Il y a une absence de moyens et de soutien pour nos médias. Ce n’est pas la priorité des autorités. Or il est absolument nécessaire de se connaître pour se respecter et se faire respecter. Si les jeunes des ZEP connaissaient la richesse des pays dont viennent leurs parents, ils seraient beaucoup plus sûr d’eux et à l’aise pour embrasser la culture française”, confie Anna-Alix Koffi. Crise de la presse ou non, ces différentes plateformes nous montrent qu’il est essentiel d’innover et de diversifier l’offre du paysage médiatique français. Cela doit passer par une meilleure visibilité de toute la société française, une société métissée et plurielle.
Aphelandra Siassia
Ce papier a été initialement publié sur le site des Inrocks.
{"type":"Banniere-Basse"}