Ce mardi 27 novembre, le ministère de l’Intérieur lance une plateforme de signalement des violences sexistes et sexuelles par chat. Nous avons suivi la formation d’une semaine qu’ont reçue les 18 policier·e·s en charge de ce service novateur, qui, on l’espère, viendra en aide aux victimes.
“Quand on discute avec une victime de violences sexuelles, on peut être à côté de la plaque, voire maltraitant·e. Pour éviter ça, il faut réussir à comprendre son comportement au moment des faits, être capable de la rassurer et de la déculpabiliser. Vous devez y être formé·e·s.” Assise dans une salle du commissariat du 13ème arrondissement de Paris mercredi 16 mai, Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie s’adresse aux 18 policier·e·s en civil qui lui font face. D’ici quelques mois, c’est ce groupe de stagiaires qui sera aux manettes de la plateforme de signalement des violences sexistes et sexuelles par chat, mise en place par le ministère de l’Intérieur. Objectif: permettre à celles et ceux qui ont subi l’une des 35 formes de violences couvertes par le dispositif -du happy slapping au viol en passant par le harcèlement- à sortir du silence.
“Porter plainte n’est pas évident pour tout le monde, confie la capitaine Sandrine Masson à la tête de l’équipe désormais installée à Guyancourt, dans les Yvelines. Quand on est en anti-terrorisme comme actuellement, il faut parfois s’adresser à un interphone avant de pouvoir accéder au commissariat. Évoquer sa situation dans la rue peut être difficile. Une fois à l’intérieur, on a des adjoints de sécurité à l’accueil, qui n’ont pas reçu de formation spécifique concernant l’accueil des victimes de violences sexuelles.”
Effectivement, selon une enquête publiée en décembre 2017 seule une victime de violences sexuelles sur 12 porte plainte. La plateforme de chat, accessible depuis le site service-public.fr et ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, propose une réorientation vers des associations d’aide et d’écoute ainsi qu’un soutien dans les démarches de dépôt de plainte. Depuis le début de la semaine, les membres du groupe de stagiaires, âgés de 23 à 47 ans -sélectionnés sur CV, lettre de motivation et entretien parmi une quarantaine de candidats issus de toutes branches de la police- assistent aux présentations de psychologues, assistants sociaux ou encore représentants d’associations pour être fin prêts le jour du lancement du dispositif.
“On a l’impression d’être passés à côté de plein de choses”
Silence, stylos en mains et papiers repliés pour indiquer le prénom de chaque participant·e·s: l’ambiance est studieuse. Voilà maintenant une heure que Muriel Salmona décrit aux policier·e·s les phases par lesquelles passent certaines victimes de violences sexuelles. “Vous pouvez avoir quelqu’un qui explique ne pas avoirs réagi, crié ou bougé pendant son viol, raconte la spécialiste. Ce sont des réactions archaïques, incontrôlées.” Projection d’une coupe du système limbique à l’appui, elle évoque l’état de dissociation, celui de sidération, “qui peut empêcher une personne de réagir même si elle fait du self-defense”, et d’autres mécanismes psychosomatiques qui “servent à protéger des effets de stress et peuvent parfois sauver une personne agressée”.
Muriel Salmona pendant son intervention, © Margot Cherrid pour Cheek Magazine
Autant de paramètres à prendre en compte lorsqu’on écoute -ou lit- le récit d’une victime. “Une personne dissociée ne laisse pas sentir sa peur, elle raconte les faits de façon indifférente. C’est parfois très perturbant, met en garde Muriel Salmona. Vous devez lui poser des questions factuelles: ‘Avez-vous eu peur de mourir?’, ‘Est-ce que vous ou l’un de vos proches a été menacé?’.” Une fois son exposé terminé, la psychiatre se retrouve face à des visages crispés. “Ça nous inquiète, ça nous rappelle des situations vécues sur le terrain que nous avons sûrement mal interprétées, laisse échapper une policière. Franchement, on a l’impression d’être passé·e·s à côté de plein de choses.” L‘oratrice rassure: “Vous changez déjà la donne en répondant aux victimes, en leur disant que leur réaction est normale. C’est 50% du travail de reconstruction.”
“0,3% des violeurs se font gauler, on ne peut que s’améliorer”
“Aujourd’hui, l’objectif, c’est de toucher au concret”, introduit le brigadier chef Marie-Noëlle Rivière, en charge de la formation. Ce jeudi, le rendez-vous est fixé dans un foyer pour femmes victimes de violences dont l’adresse et le nom doivent rester secrets. La première intervenante est Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol. “Seulement 0,3% des violeurs se font gauler, on ne peut que s’améliorer”, commence cette soixante-huitarde au franc-parler. Elle ponctue son discours de récits dans lesquels “les flics ont été merdiques” pour avoir pris la plainte d’une victime à la légère ou l’avoir fait culpabiliser, mais nuance: “Vous n’êtes pas tous comme ça.”
“Elles sont agaçantes les victimes, hein?”
La militante féministe, habituée à recueillir la parole de femmes au téléphone au sein de son association, partage son expérience avec l’auditoire: “Dans 2 cas sur 3, les femmes appellent pour savoir si ce qu’elles ont vécu est un viol.” Alors que derrière elle se trouve une salle de jeux destinée aux enfants de celles qui habitent le foyer, Emmanuelle Piet cite une personne qui lui a raconté avoir fait des “partouzes” à trois avec ses parents alors qu’elle avait six ans. Cette dernière se demandait quel mot employer pour qualifier les faits.
Si l’intervenante offre un aperçu glaçant des témoignages qui attendent les policier·e·s, elle insiste sur une autre difficulté. “Elles sont agaçantes les victimes, hein?”, lance-t-elle. Elle évoque ces femmes qui reproduisent les mêmes schémas au fil des années et n’arrivent pas à distinguer les comportements dangereux de ceux dont elles tombent amoureuses. “Il faut toujours se dire que si elles agissent de ‘façon innocente’, c’est parce qu’elles ont vécu des choses gravissimes. Il faut chercher toute l’histoire”, conseille la spécialiste pour conclure son intervention.
Le chat: un outil discret mais parfois difficile à manier
“Techniques de communication et de questionnement à l’écrit adaptées aux victimes de violence.” Voici ce qui est au programme du dernier jour de formation des stagiaires. Pourtant, les deux intervenantes, Ynaée Benaben et Louise Delavier, membres de l’association En avant toute(s)-qui propose entre autres un chat pour venir en aide aux femmes victimes de violences- consacrent la première heure de cette matinée à une séance de rappel des bases des gender studies. Avec la participation de leur auditoire et en glissant quelques blagues -“Je vous emprunte votre chargeur. Si je ne vous le rends pas, vous n’aurez qu’à porter plainte!”-, elles dressent la liste des clichés masculins et féminins. Une mise au point plus que nécessaire d’après les deux jeunes femmes: “Ces stéréotypes vont légitimer les violences. Par exemple, certaines victimes ont intériorisé l’idée qu’une femme est incapable de prendre une décision. Il est donc normal qu’elle soit forcée.”
Louise Delavier et Ynaée Benaben lors de leur intervention, ©Sylvie Voitot
Après une courte pause, les deux militantes reprennent leur exposé en décrivant l’intérêt d’utiliser un chat, alors que la plupart des associations lui préfèrent aujourd’hui la plateforme téléphonique -la veille, Emmanuelle Piet avait d’ailleurs laissé échapper un “dommage” après avoir appris que le service proposé par la police allait uniquement reposer sur l’écrit. Ynaée Benaben et Louise Delavier évoquent la discrétion inhérente à la méthode qu’elles utilisent depuis un an et demi. D’après elles, un tel échange laisse peu de trace dans l’historique d’un téléphone et permet de discuter dans des situations où les victimes ne pourraient pas le faire à voix haute, comme sur leur lieu de travail ou en présence d’un mari violent. Celles et ceux qui recueillent les témoignages ont, de leur côté, plus de temps pour fournir une réponse. “On peut en profiter pour se renseigner, vérifier une information, se relire ou demander conseil”, déclarent-elles. Pour ce dernier point, les policier·e·s peuvent compter sur Camille, la psychologue qui complète leur équipe.
Interrogées sur les limites du chat, les deux jeunes femmes admettent que certains messages physiques, comme les pleurs, les silences, le ton de la voix, sont difficiles à percevoir. Elles préconisent donc de porter une attention particulière aux changements de ponctuation, de vocabulaire, et encouragent les policier·e·s à demander à la victime de décrire ses sensations et à rebondir dans la discussion pour rassurer leur interlocuteur·trice quant à l’attention qui lui est portée.
Restaurer le lien de confiance entre les victimes et la police
“Il va falloir gérer émotionnellement”, continuent les membre d’En avant toute(s). “On peut penser avoir établi une relation de confiance et voir la personne se déconnecter en un claquement de doigt. Dans ce cas, tu te poses milles questions. Tu te demandes si son mari est rentré, si elle a eu un problème… Ça donne un vrai sentiment d’impuissance”, préviennent-elles. Et d’enchaîner avec d’autres soucis auxquels seront presque inévitablement confrontés les policier·e·s: les trolls, les femmes qui ne veulent s’adresser qu’à une interlocutrice féminine, et, surtout, le manque de confiance des victimes de violences sexistes et sexuelles envers la police. “95% des personnes qui nous appellent n’ont pas confiance en vous, adressent-elles aux stagiaires surpris·e·s et déconcerté·e·s. Elles ont entendu ou vécu des histoires de plaintes qui se sont mal passées. Il faut restaurer le lien de confiance.”
“Derrière un écran, vous allez être aveugles et sourds, mais vous allez y arriver.”
Ce moment d’inquiétude n’échappe pas à la capitaine Sandrine Masson, qui prend les choses en main. Elle se lève et d’un ton ferme, lâche un discours digne d’un coach sportif avant un match important: “N’ayez pas peur. Vous n’êtes peut-être pas des experts mais vous êtes des policier·e·s, vous avez donc déjà certaines compétences. Faites-vous confiance. On aura peut-être des loupés au départ, on fera peut-être des erreurs, mais si vous êtes là, c’est parce que vous avez pour volonté d’aider les victimes.” Elle est complétée par la formatrice Marie-Noëlle Rivière: “Vous avez votre place ici. La victime, on l’accueille depuis toujours: sur la voie publique, au commissariat ou au téléphone, ça fait partie de notre quotidien. Derrière un écran, vous allez être aveugles et sourds, mais vous allez y arriver. On vous apprend, vous apporte le savoir-faire cette semaine. À force de pratiquer, vous allez y arriver.” Depuis, cet épisode “positif de remise en question” d’après les mots de la capitaine, l’équipe s’entraîne en effectuant des ‘jeux de rôles’. Tantôt victimes, tantôt écoutants, les policier·e·s simulent des conversations avant de les imprimer, les analyser en équipe et d’élaborer des ‘fiches réflexes’. Des exercices qui, on l’espère, s’avéreront payants.
Margot Cherrid