Parue en 1983, l’anthologie de la journaliste féministe américaine Gloria Steinem est enfin traduite en français. A mettre entre toutes les mains.
“Elle révèle toutes les choses absolument fascinantes que le conditionnement et le conformisme de notre temps ont fini par dérober à nos regards. Par exemple, pourquoi donc les vêtements de femmes sont-ils conçus pour être enlevés non par nous-mêmes mais par quelqu’un d’autre?” Ce sont les mots d’Emma Watson qui signe la préface de la nouvelle réédition d’Outrageous Arts and Everyday Rebellion, recueil d’articles et de textes majeurs de Gloria Steinem qui vient d’être traduit pour la première fois en français sous le titre Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes.
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Au-delà de l’évident coup marketing de la chose (Ouah c’est Hermione Granger qui signe la préface du bouquin!), le regard que porte l’actrice de 28 ans sur les textes de Gloria Steinem, de 56 ans son aînée, prouve leur pertinence. Pourquoi elle? Parce qu’elle est amie avec la journaliste et qu’elle s’est elle-même engagée. “L’été dernier, je passais du temps avec Gloria quand elle m’a dit ‘Parfois on doit attendre ses amis pour venir au monde.’ Je suis heureuse d’être née à une époque où je peux fréquenter et connaitre Gloria Steinem. Elle a modelé en grande partie la personne que je veux être.”
Une punchlineuse de haut vol
Figure de la seconde vague féministe, journaliste, militante, punchlineuse de haut vol, Gloria Steinem a pas mal de cordes à son arc et surtout celle d’expliciter avec justesse nombre de situations sexistes auxquelles les femmes sont confrontées. “Pourquoi j’aime tant les écrits de Gloria? Parce qu’elle transforme ce qui peut être ardu et franchement décourageant sur le papier en une lecture limpide”, écrit d’ailleurs Emma Watson en introduction. Gloria Steinem convoque sa plume de journaliste et son expérience du terrain pour mettre à nu les rouages de la société patriarcale. Il faut dire qu’en tant que femme journaliste dans les Etats-Unis des années 60, Gloria Steinem a elle-même vécu le sexisme de très près: “Quant au New York Times Magazine, raconte-t-elle dans un texte de 1983, il continuait selon sa pratique habituelle à permettre à des femmes, des personnes issues de minorités et des homosexuels d’écrire des articles à la première personne, sur le registre de la confession, mais au nom de l’objectivité confiait les articles de fond sur ces mêmes groupes à des ‘experts’ blancs, hétérosexuels, et mâles.”
Gloria Steinem se prend en pleine face l’hypersexualisation des femmes dans une société patriarcale où sexualité et pouvoir sont aux mains des hommes.
Son expérience la plus célèbre reste celle de Bunny Playboy. En 1963, alors que Hugh Hefner, le patron du journal pour adultes, est au pic de sa fame et inonde les Etats-Unis de ses clubs Playboy, Gloria Steinem, 29 ans, décide d’infiltrer celui de New-York. Elle réussit là où plusieurs ont déjà échoué et finit perchée sur des escarpins, engoncée dans un bustier XXS, avec des oreilles et une queue de lapin. La tenue classique de la “Lapine” Playboy, chargée de servir la clientèle essentiellement masculine dans des conditions de travail déplorables et pour un salaire de misère. Mais qu’attendre de plus d’un patron qui écrivait dans une note dévoilée par une employée du bureau de Chicago: “Ces nanas [NDLR: les féministes] ce sont nos ennemies naturelles. Il est temps de leur faire la guerre. Ce que je veux c’est un article ravageur. Un vrai travail de sape, professionnel et personnel sur le sujet.”
Gloria Steinem se prend en pleine face l’hypersexualisation des femmes dans une société patriarcale où sexualité et pouvoir sont aux mains des hommes. Le travail est humiliant et harassant. Elle en tire A Bunny’s Tale, un article en deux volets publié en 63 dans Show Magazine mais surtout la conscience qu’il est grand temps de changer les choses.
Une lutte féministe intersectionnelle
Désormais Gloria Steinem se consacrera à la défense des femmes dans une optique intersectionnelle: contrairement à d’autres féministes de la seconde vague, elle lie étroitement lutte des classes, lutte anti-raciste et lutte féministe: “Les journalistes noires présentes à ces réunions [NDLR: de rédaction] rapportaient que pas une seule d’entre elles n’occupait de poste à responsabilités. Comme l’a formulé l’une d’elles, ‘vous, au moins, vous avez droit à de l’hostilité. Nous, on est toujours la femme invisible’.”
En 72, elle claque la porte des grandes rédactions pour fonder son propre magazine, Ms., main dans la main avec la féministe afro-américaine Dorothy Pitman Hughes, avec laquelle elle sillonne les Etats-Unis afin d’y donner des conférences, entre autres pro-avortement: “L’idée que le féminisme devait regrouper toutes les femmes, par-delà les frontières économiques et raciales, était très peu partagée dans le public, aussi peu que la notion symétrique selon laquelle un mouvement contre les castes raciales doit comprendre tous les individus marqués par la race, indifféremment de leur sexe ou classe sociale. Encore moins partagé était son corollaire, qui postule que les discriminations sexuelle et raciale sont tellement liées concrètement et tellement interdépendantes anthropologiquement qu’on ne peut venir à bout de l’une sans s’attaquer à l’autre.”
En grandissant, Steinem relit l’icône Marilyn sous un prisme féministe et la voit soudain comme la victime d’un système patriarcal écrasant.
La plupart des textes de ce recueil proviennent de Ms. Magazine: La Politique de l’alimentation, Quand les hommes et les femmes parlent, En éloge aux corps des femmes, mais aussi le célèbre et drôle Si les hommes avaient leurs règles, dans lequel Steinem décrit avec ironie le changement de perspective sociétal qu’un tel phénomène engendrerait de facto: “On célébrait les premières règles avec des cadeaux, des cérémonies religieuses, des repas de famille, des fêtes réservées aux garçons. (…) Pour prévenir l’absentéisme mensuel de nos dirigeants, le Congrès mettrait en place un Institut des dysménorrhées. (….) Dans le domaine sportif, des statistiques souligneraient que les hommes réalisent de meilleures performances et remportent plus de médailles olympiques quand ils ont leurs règles. (…) Les garçons des rues inventeraient un nouvel argot (‘Il a des tampons en or’), et se salueraient en se tapant dans la main en disant: ‘T’as l’air en forme! – Ouais mec, j’écrase les tomates!’ (…) Les hommes de gauche proclameraient que les femmes sont leurs égales mais qu’elles sont différentes; et que toutes les femmes peuvent rejoindre leurs rangs à condition qu’elles reconnaissent la primauté des droits menstruels (…) La ménopause serait l’occasion de célébrer l’accumulation d’un nombre suffisant de cycles pour prétendre à la sagesse.”
Steinem s’est également penchée sur certaines figures féminines de la pop culture: Jackie Onassis, Patricia Nixon, Alice Walker, Linda Lovelace, et Marilyn Monroe. Cette dernière l’effrayait plus jeune, explique-t-elle, en raison de la surexposition de sa vulnérabilité, systématiquement présentée comme une caractéristique intrinsèquement féminine et qui la renvoyait dès lors à sa propre vulnérabilité. “Comment osait-elle, elle, la star de cinéma, avoir aussi peu d’assurance que moi?” En grandissant, Steinem relit l’icône Marilyn sous un prisme féministe et la voit soudain comme la victime d’un système patriarcal écrasant qui lui fit croire que l’existence d’une femme se mesurait à l’approbation d’autrui, à la maternité, et au désir se reflétant dans l’œil masculin.
Contre la pornographie et le BDSM
Il n’y a qu’Erotisme et pornographie, fusion de deux textes parus en 77 et 78, qui pourrait en faire tiquer plus d’une. Steinem y prend radicalement position contre la pornographie et les pratiques BDSM, “la domination masculine qui assimile la sexualité à la violence et l’agression” et qui conduit à “de petits meurtres dans nos lits et très peu d’amour”. Pour elle, le sexisme est intégré et certaines femmes ne se rendent pas compte de leur conditionnement. On retrouve là l’éternelle scission au sein du mouvement féministe entre les pour/contre la prostitution/le voile/la pornographie, avec au cœur de chaque débat la notion très complexe de consentement. “Une société à domination masculine enseigne aux hommes que la domination des femmes est normale – or la pornographie ne fait rien d’autre”, affirme-t-elle.
Un peu réducteur et maladroit (“considérer ses amis et ses proches [du porno] avec le même sérieux que s’ils soutenaient et appréciaient les écrits nazis ou les enseignements du Ku Klux Klan”), ce texte lui vaut d’être perçue par certain(e)s comme une féministe puritaine alors même qu’elle milite pour un érotisme du partage et de l’égalité, martèle-t-elle. Reste qu’en conclusion, Steinem se réjouit et se désole en même temps que son ouvrage soit réédité, un sentiment complexe qu’elle exprime avec ces mots très justes: “J’espère que vous trouverez dans ce livre de quoi le rendre obsolète”. Nous aussi.
Carole Boinet
Cet article a été initialement publié dans Les Inrockuptibles.
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