Elle avait 9 ans quand elle a été violée dans la cage d’escalier de son immeuble. Le coupable ne sera retrouvé et inculpé que 23 ans plus tard. Entre-temps, Adélaïde Bon a souffert et surtout culpabilisé jusqu’à l’autodestruction. Aujourd’hui, elle raconte son parcours dans La Petite fille sur la banquise, un récit littéraire saisissant qui dénonce la culture du viol et la tendance à minimiser un crime que la société peine à définir, à comprendre et donc parfois à punir.
Malgré son aisance à s’exprimer en public et à maîtriser sa voix -elle fut longtemps comédienne-, Adélaïde Bon tremble encore quand elle évoque son histoire. L’émotion déborde en même temps qu’une forme d’exaltation dont on se dit qu’elle n’est sans doute pas étrangère à la trajectoire de cette auteure de 37 ans qui, pendant un quart de siècle, s’est battue pour surmonter son traumatisme tout en endossant un rôle militant sur le sujet des violences sexuelles. “Cette capacité à mêler émotion et mise à distance, force du vécu et analyse fait toute sa singularité”, dit d’elle Juliette Joste, son éditrice chez Grasset. Une capacité à jouer sur tous les registres que l’on retrouve dans La Petite fille sur la banquise, témoignage écrit comme un roman, dans lequel Adélaïde Bon raconte le viol dont elle fut victime enfant et dont le coupable ne fut retrouvé que 23 ans plus tard. Un récit littéraire à l’écriture tendue et crue, parfois jusqu’au malaise, dans lequel l’auteure relate en trois temps et trois voix -passant du “elle”, au “tu” puis au “je” à mesure de l’éveil de sa conscience -les faits qui ont détruit sa vie puis les étapes de sa reconstruction.
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Agressée dans sa cage d’escalier
Tout commence en 1990, un dimanche de mai. Adélaïde, 9 ans, rentre avec sa famille de la kermesse de son école, dans le 16ème arrondissement de Paris. Elle a gagné un poisson rouge. En arrivant, elle s’aperçoit qu’elle n’a rien pour le nourrir. Elle supplie alors ses parents: “Pour une fois […], Maman, Papa, j’ai neuf ans, je peux y retourner seule, j’ai neuf ans tout de même”, écrit-elle. Ils cèdent. La voilà dehors, la petite fille modèle, élevée dans une famille unie, aisée, aimante et croyante. Ses parents, respectivement PDG de Carrefour-Orange et éditrice chez Gallimard Jeunesse, font partie de cette bourgeoisie catholique de l’ouest de la capitale, “conservatrice mais ouverte”, précise l’auteure aujourd’hui. Dernière d’une fratrie de quatre enfants -elle a deux sœurs et un frère- Adélaïde est une enfant vive, gaie et, selon l’expression populaire, “jolie comme un cœur” avec ses cheveux coupés au carré, ses yeux clairs et ses taches de rousseur, comme en atteste la photo de couverture de son livre. Les premiers pas en solitaire sont grisants. Et avec la monnaie du pot de paillettes déshydratées destiné au poisson, elle s’offre même “en cachette trois carambars”.
Le goût délicieux de l’interdit et de l’autonomie est de courte durée. Au retour, un homme la suit. Quand elle rentre chez elle, ses parents comprennent vite qu’il s’est passé quelque chose. “Ma mère était attentive à ce genre de risques. Elle laissait dans nos chambres des petits livres éducatifs sur le corps et ses limites. Et pourtant c’est arrivé”, constate la jeune femme. Après un bref échange, ils devinent qu’elle a été agressée. “Nous sommes allés au commissariat mais déjà je ne me souvenais plus que du minimum”, poursuit Adélaïde Bon, dont la mémoire ressurgit au fil des pages de son récit, emmenant avec elle son lectorat dans les méandres de ses souvenirs diffus. Surtout, elle ne semble pas si troublée que cela: “Un enfant dissocié est un enfant calme”, avance-t-elle avant de rappeler que l’étude de la dissociation en était alors à ses balbutiements. Du coup, la plainte se limite à un “attouchement sexuel”: “En 1990, personne n’était encore vraiment formé à recueillir la parole d’un enfant victime de viol, ni la police, ni les médecins, ni les psys.” S’ajoute la difficulté à définir le crime: “Dans l’esprit de l’époque, un viol, c’est une femme en minijupe la nuit sur un parking, un obsédé, des cris, des coups et surtout un pénis.” Aujourd’hui la définition légale est mieux posée puisque toute pénétration que ce soit avec un pénis, un doigt ou un objet est un viol. Mais cela, Adélaïde Bon ne le découvrira qu’à 30 ans, au cours d’une semaine de formation au sein d’une compagnie théâtrale féministe un jour qu’il sera question des violences faites aux femmes et de leur cadre pénal.
Un mal enfoui
Avant cela, et faute de pouvoir trouver les mots justes, elle se débat avec la douleur pendant plus de deux décennies. Un mal qui la dévore de l’intérieur et que, dans son livre, elle symbolise par ces “méduses” qui déploient leurs tentacules en mille ramifications de souffrance. Pendant ce temps, la vie continue avec ses drames et ses réussites. À 15 ans, elle a un accident de mobylette dans lequel elle manque perdre la vie. Malgré les nombreuses interventions médicales, elle poursuit sa scolarité, obtient son bac avec mention bien, entre en hypokhâgne, décroche une licence de lettres en même temps qu’elle intègre un conservatoire d’art dramatique. Elle réussit ensuite le concours de l’École supérieure d’art dramatique, joue dans des pièces de théâtre et des téléfilms, anime des ateliers pour des femmes en situation précaire. Côté cœur, après avoir enchaîné les relations éphémères, elle rencontre enfin le “bon” à 28 ans. Déjà père de deux enfants, il travaille dans le mécénat culturel. Il est doux et bienveillant. Ils se marient, elle devient mère d’un petit garçon aujourd’hui âgé de cinq ans et s’adapte avec plaisir à la vie en famille recomposée. Mais même dans les moments heureux, elle donne le change, souffrant en silence d’autant qu’elle ne fait pas le lien avec l’événement de ses 9 ans. “Lors de mes différentes thérapies, il en était question, mais comme j’en parlais de manière clinique et sans émotion, nous en arrivions à la conclusion que mon mal-être n’était peut-être pas lié à ça”, explique-t-elle.
Premiers pas vers la reconstruction
Même ses problèmes sexuels ne la mettent pas sur la voie. “Dans ma famille, la sexualité n’était pas un sujet et je n’avais aucun repère sur ce qu’était une vie intime épanouie”, précise-t-elle. Longtemps, elle se persuade que le sexe, “c’est juste un truc pour faire plaisir aux garçons”, avant de se convaincre qu’elle fait partie de “ces filles qui n’aiment pas tellement ça”. Pendant des années, elle cherche donc partout ailleurs les raisons du mal. “J’ai sorti tous les cadavres du placard sur des générations”, déplore-t-elle. D’ailleurs, le premier psy qu’elle consulte sérieusement pendant 12 ans, l’aide mais pas au point de venir à bout du problème. “C’était comme un pansement sur une plaie mal refermée.”
Une plaie qui se rouvre quand le psy en question meurt, mais aussi après la naissance de son fils. Elle fait des cauchemars, panique au moment de changer son bébé ou de lui donner le bain, assaillie de “mauvaises pensées”. Mais comme par une loi d’équilibre, deux autres évènements, premiers jalons de sa future reconstruction, surviennent à peu près à la même période. D’abord, quelques mois après la naissance de son fils en 2013, elle découvre l’ouvrage de la psychiatre Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles: “Une révélation. Tous mes symptômes correspondaient à ce qu’elle décrivait.” Elle la contacte. Dès le premier rendez-vous, la psychiatre, spécialiste du trouble dissociatif, diagnostique un état de stress post-traumatique. C’est le début du travail qui la sauvera et lui permettra de reconstituer la scène dans sa totalité.
“Un enfant n’a pas de mots pour désigner la violence ou la sexualité, ni de barrière mentale sur ce qui est mal ou secret.”
L’autre événement a lieu plus tôt alors qu’elle est encore enceinte, son “miracle”, comme elle l’appelle encore aujourd’hui. 23 ans après le viol, un coup de fil de la police lui apprend que son agresseur a été retrouvé. Le coupable confondu, 35 dossiers de victimes, âgées de 6 à 13 ans au moment des faits, sont retenus, dont celui d’Adélaïde Bon. Bien entourée, aidée et consciente de cette chance, la jeune femme a une pensée pour toutes celles qui n’obtiendront pas réparation: “37 autres dossiers sont tombés sous le coup de la prescription sans parler de toutes celles qui n’ont jamais déposé plainte”, s’indigne celle qui milite pour l’imprescribilité des viols sur enfants.
Un procès nécessaire
Le procès s’ouvre au printemps 2016. Sur les 35 victimes, une douzaine ont renoncé à témoigner et parmi celles qui y sont parvenues, certaines “n’avaient jamais rien dit à personne, même pas à leur mari tant elles se sentaient coupables”, révèle Adélaïde Bon. Mais comment une fillette peut-elle se sentir coupable? “Un enfant n’a pas de mots pour désigner la violence ou la sexualité, ni de barrière mentale sur ce qui est mal ou secret, c’est pourquoi ce que lui dit l’agresseur s’imprime si fort dans son esprit”, développe-t-elle. Les enfants intériorisent des phrases comme “tu aimes ça, tu es gourmande”, “Tu as de bonnes fesses”, “tu es jolie”, et se sentent ensuite coupables d’avoir suscité ce jugement et ce désir. Expliquant tout cela, Adélaïde Bon a une pensée pour son propre fils qu’elle éduque à la méfiance tout en essayant de ne pas “tomber dans la parano”: “Quand on sait par les statistiques qu’un enfant sur cinq est victime de viol, il y a de quoi angoisser.”
“Il fallait que j’en fasse un livre et qu’il soit lu.”
“Ce procès m’a permis de lui rendre toute la haine que j’éprouvais pour moi-même et de légitimer ma souffrance”, confie-t-elle en parlant de son violeur. Un jugement qui lui a aussi donné l’assurance de poursuivre le livre qu’elle a commencé il y a longtemps à écrire autour de son histoire. C’est en 2013, en suivant l’atelier de l’écrivaine Catherine Bédarida à la librairie Violette and co, à Paris que l’évidence s’impose: “C’est là, que j’ai réalisé que tout ce que j’écrivais tournait autour de lui. Il fallait que j’en fasse un livre et qu’il soit lu.” Car si sa démarche est littéraire sur la forme, elle est, sur le fond politique et pédagogique. Expliquer ce qu’est un viol dans sa dimension historique et sociologique mais aussi faire ressentir ce que vivent les victimes. D’où un vocabulaire cru et des descriptions qui n’épargnent au lecteur aucun détail. “Cette crudité était nécessaire. La sexualité que je dévoile dans ses aspects les plus sordides m’a été imposée, elle n’est pas la mienne”, souligne t-elle. Pour autant, il ne s’agissait pas d’une thérapie par l’écriture: “La thérapie, je l’avais déjà faite, mais grâce au livre, j’ai retrouvé ma mémoire, je me suis réapproprié mon langage, j’ai retrouvé mon identité”, poursuit Adélaïde Bon qui a abandonné la comédie et souhaite se consacrer désormais à l’écriture.
Un peu plus d’un an après le procès, ce livre “qu’elle se devait à elle-même ainsi qu’à toutes les victimes”, est terminé. Elle adresse par La Poste son manuscrit à plusieurs éditeurs dont Grasset, qui l’accepte en à peine 48 heures. Un miracle une fois de plus, qui se poursuit quand, quelques jours après sa sortie en mars dernier, le livre entre dans le classement Livres Hebdo/GFK des meilleures ventes d’essais. Il y restera cinq semaines. “C’est l’émergence d’une voix d’écrivain qui a rencontré une actualité forte”, avance son éditrice Juliette Joste pour expliquer ce succès, évoquant les mouvement #MeToo et #Balance TonPorc qui ont mis en lumière cette culture du viol qu’Adélaïde Bon dénonce aussi dans son livre. “Elle trouve son assise dans le patriarcat et la domination masculine et permet de museler la parole des femmes. Être victime, c’est se sentir nulle et ne pas pouvoir s’affirmer”, s’enflamme Adélaïde Bon qui a bel et bien aujourd’hui retrouvé sa voix, qu’elle porte haut, désormais, au nom de toutes les victimes.
Virginia Bart
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