Les éditions Rackham publient en avril une nouvelle BD de la Suédoise Liv Strömquist, I am Every Woman. Elle y épingle, avec son humour décapant, les pires maris et petits amis de l’histoire.
Liv Strömquist est un peu comme la tata féministe qu’on aurait toutes voulu avoir. Ou une amie de la famille qui serait venue déjeuner le dimanche et nous aurait déballé avec un humour irrésistible et un second degré inespéré la vérité sur le tabou autour du sexe féminin, sur les relations hétéronormées, sur les liens entre capitalisme et patriarcat. À défaut d’avoir cette géniale quadragénaire dans nos vies, on peut découvrir depuis 2005 ses bandes dessinées qui se lisent comme une passionnante histoire du féminisme. Son travail est sans concession: le trait est brut, le propos est documenté, précis et toujours politique et ses cases en noir et blanc alternent dessin et grands textes qui alpaguent le lecteur. Devenue une figure incontournable de la scène féministe suédoise, ses livres sont régulièrement épuisés en France. Rackham a publié parmi ses plus géniaux travaux: Les Sentiments du Prince Charles, qui décortique notre obsession pour les relations monogames; L’Origine du monde, qui explique pourquoi l’on connaît si peu le sexe féminin; et Grandeur et décadence, qui dissèque la société capitaliste et la crise climatique.
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On croise toujours beaucoup de monde chez Liv Strömquist. Des sociologues, des célébrités, des figures religieuses… Il faut dire qu’elle se documente comme une enquêtrice. Sa dernière parution, I am Every Woman, convoque ainsi les pires “boyfriends” de l’histoire. On y retrouve Percy Shelley, Ingmar Bergman, Elvis Presley, Edvard Munch, Phil Spector… Et on y apprend des faits peu glorieux de leur existence. Presley enfermait sa femme Priscilla dans sa maison de Graceland. Shelley a mené deux femmes au suicide. Bergman a eu neuf enfants qu’il a tous laissés à la charge de ses jeunes compagnes. Le but de l’autrice n’est pas d’épingler les défauts et les manquements de ces hommes célèbres. Mais plutôt de montrer, au travers du destin de leurs conjointes, pourquoi les femmes n’ont pas pu avoir une place plus importante dans l’histoire et dans l’histoire de l’art.
Le livre est déjà paru en Suède mais sa publication en France tombe à pic, à l’heure où la société semble prête à entendre les témoignages des femmes. Une période où, selon l’autrice, nous sommes coincés entre des “forces féministes qui progressent” et “une extrême droite toujours plus puissante”. Elle-même est dans l’œil du cyclone depuis que ses images de jeunes patineuses à l’entrejambe ensanglantée ont créé une polémique et ont attisé la colère de l’extrême droite suédoise. Exposés en novembre dans le métro de Stockholm, les dessins ont été vandalisés et ont montré que les règles sont toujours taboues. “Des gens se sont plaints mais beaucoup m’ont soutenue”, résume-t-elle avec philosophie. Cela n’a en rien entamé son envie de démonter avec méthode le patriarcat dans ses BD. Rencontre.
Pourquoi as-tu voulu te pencher sur le destin de femmes qui ont partagé la vie d’hommes célèbres?
Quand on parle des femmes dans l’histoire, on ne s’intéresse qu’à celles qui ont accompli de grandes choses. Dans ce livre, j’avais envie de me pencher sur le destin de celles qui n’ont pas eu cette possibilité à cause de leur situation sociale. J’ai donc décidé de raconter l’histoire des femmes et des petites amies de “grands hommes”. Ce que je souhaite démontrer c’est que pour que ces hommes aient du succès, il a fallu que des femmes les soutiennent. Elles ont sacrifié une grande partie de leur vie pour les aimer, s’occuper d’eux et leur permettre d’atteindre leurs objectifs. Tout au long de l’histoire, on n’a pas souvent vu la situation inverse: des hommes qui auraient sacrifié leur existence pour qu’une femme puisse devenir un génie égocentrique obsédé par sa carrière.
DR
La bande dessinée fait écho au cliché “derrière chaque grand homme se cache une femme”…
Oui, parce qu’il est vrai ce cliché! Je me suis posé la question: pourquoi y a-t-il si peu de femmes célèbres dans l’histoire? Justement, c’est peut-être parce qu’il n’y a pas autant d’hommes qui veulent être dans leur ombre. Les femmes qui ont soutenu Karl Marx ou Albert Einstein ont vécu des vies qui ne sont jamais mentionnées dans l’histoire. Voilà ma mission: chercher qui sont ces femmes et ce qu’elles ont fait. Je propose une interprétation féministe de la vie de ces hommes.
Tu t’attaques à certaines idoles de la culture populaire ou artistique: Elvis Presley, Ingmar Bergman, Edvard Munch… Est-ce que l’un de tes objectifs était de les descendre de leur piédestal?
Non, je ne pense pas qu’il y ait de contradiction entre apprécier l’œuvre d’une personne et connaître certains éléments peu glorieux de sa biographie. Les êtres humains sont assez intelligents pour intégrer les deux aspects! Mon but n’est vraiment pas de dire: ne regardez plus les films d’Ingmar Bergman. Je veux juste vous montrer une autre facette de son histoire et vous expliquer que si Ingmar Bergman a pu avoir autant de succès et tourner autant de films, c’est parce qu’il a bénéficié du soutien de ses compagnes, des actrices 20 à 30 ans plus jeunes que lui. Il a eu neuf enfants avec qui il n’a jamais vécu et dont il ne s’est jamais occupé. Je ne veux pas faire la morale et le blâmer, je veux juste montrer que son histoire peut expliquer pourquoi nous avons eu peu de réalisatrices dans l’histoire du cinéma. Il est intéressant de voir l’histoire de l’humanité à la lumière de ces destins individuels. Nous n’avons tout simplement pas eu les mêmes opportunités. Et l’une des conséquences est que nous avons peu de modèles féminins à suivre. Les femmes ne pouvaient pas avoir neuf enfants et le temps d’être de grandes réalisatrices!
“La pensée féministe permet de se donner du pouvoir en s’aidant de théories.”
Dans I Am Every Woman tu parles aussi de la difficulté pour les femmes artistes de se sentir légitimes. C’est un problème que tu as rencontré?
Oui, comme beaucoup de femmes. Quand on commence on se dit: je ne peux pas être une artiste, je ne peux pas créer, ce que j’ai à dire n’est pas important, je ne dessine pas assez bien… Que l’on veuille être musicienne ou dessiner des bandes dessinées, il y a toujours quelques hommes très bons dans leur domaine, qui ont une grande confiance en eux et qui ont des idées très limitées sur la manière dont les choses doivent être faites. Quand on arrive dans cet environnement créatif, notamment la bande dessinée, cela peut être compliqué. On a encore peu d’exemples de femmes qui ont réussi. Au début, j’avais l’impression d’être une sorte de pionnière. Le féminisme m’a vraiment aidée à comprendre les structures de pouvoir, à voir pourquoi je manquais de confiance en moi et à prendre le contrôle. Je me suis mise à me dire que j’avais le droit d’être là, de créer, de raconter des histoires, et j’ai commencé à m’en foutre de ce que les autres pensaient. Tant pis s’ils pensent que ce n’est pas la bonne manière de dessiner un personnage ou de faire une BD. La pensée féministe permet de se donner du pouvoir en s’aidant de théories. Cependant, les choses évoluent. Quand j’ai commencé il y avait trois ou quatre femmes qui faisaient de la BD en Suède. Maintenant il y en a plein et elles racontent des tas d’histoires jamais entendues. C’est une nouvelle ère!
Récemment, tu as été au cœur d’une controverse en Suède suite à l’exposition de tes dessins autour des menstruations. Comment l’as-tu vécu?
La controverse a continué la semaine dernière! Suite à l’exposition des dessins dans le métro de Stockholm, qui a entraîné des plaintes et des dégradations en novembre dernier, l’histoire a été récupérée par le parti d’extrême droite suédois (NDLR: Les Démocrates de Suède). L’antenne du parti à Stockholm a posté une bannière sur sa page Facebook expliquant que s’ils étaient élus, les dessins comme les miens seraient remplacés par des images de peintures anciennes. Au moment de la polémique, beaucoup de gens m’ont soutenue. Exposer de l’art autour des règles dans l’espace public, c’était une nouveauté. Cela avait été fait dans des galeries d’art mais jamais dans un endroit comme le métro. Malheureusement, les règles restent un tabou. Parmi les réactions, il y a par exemple une dame âgée qui était embêtée que sa petite fille demande pourquoi la patineuse du dessin avait du sang sur sa culotte. Pourquoi ne pas lui avoir simplement expliqué? D’autres m’ont dit qu’ils avaient utilisé cette occasion pour dire à leurs enfants que c’était naturel, que cela arrivait à toutes les filles. C’est symptomatique de la tendance actuelle: les choses avancent et reculent en même temps pour le féminisme. Il faudra voir ce que l’avenir nous réserve.
Propos recueillis par Pauline Le Gall
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