Cette jeune cheffe d’orchestre française de 23 ans veut jeter des ponts entre la musique classique et les musiques actuelles. Elle a lancé l’Orchestre Orage, qui accompagne des groupes de musique indépendante et se produira ce 23 février à Paris, au FGO-Barbara.
Elle a bravé la neige et l’heure de pointe dans le RER pour nous rejoindre un soir en bordure du quartier de la Goutte d’or, au FGO-Barbara. Dans cet espace pluridisciplinaire et salle de concert du 18ème arrondissement, où elle bénéficie d’une résidence à l’année, Uèle Lamore reçoit dans l’ambiance insonorisée et confinée d’un studio d’enregistrement. Cette Vitriotte de cœur, qui vit toujours dans la commune du Val-de-Marne qui l’a vue grandir, passe ses journées dans ce lieu incontournable des musiques actuelles. Elle y répète, depuis un an et demi, avec l’Orchestre Orage, un orchestre de musique classique qui n’a rien de classique, et qu’elle dirige du haut de ses 23 ans. Uèle Lamore, de par son genre, son parcours, ses choix professionnels, ses hobbies et ses origines, est une exception. Une exception dont on aimerait qu’elle devienne la règle. Si être une femme cheffe d’orchestre est déjà une spécificité en soi -en 2016, la Société des auteurs compositeurs (SACD) en dénombrait seulement 21 pour 586 hommes en France-, être Uèle Lamore est un véritable fuck à la face de toutes les statistiques. Née à Paris, elle porte un prénom d’origine centrafricaine, comme l’était sa mère, Maï Lamore, styliste de chaussures haute couture décédée il y a cinq ans. Et un nom de famille qui renvoie sans doute aux racines siciliennes de son père, le sculpteur Jean Lamore, Américain de naissance et installé en France depuis la fin des années 70. Dans sa famille, déjà, Uèle Lamore est une particularité, la seule qui ait choisi la musique comme moyen d’expression, à un âge où les cours de solfège se négocient généralement contre des Kinder Surprise. Vers quatre ans, l’enfant raconte ainsi être tombée en pamoison devant la vitrine d’un luthier et avoir, sans raison, “fait une crise pour avoir un violon”. Les parents cèdent, lui achètent un instrument bas de gamme et lui font promettre de suivre des cours pour apprendre à en tirer un son. Ce qu’elle fait sans sourciller, avant de passer à la guitare classique deux ans plus tard, puis à l’électrique vers 10 ans et d’en faire sa spécialité jusqu’à la quasi fin de ses études.
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“Les orchestres classiques sont assez macho. Quand t’es une fille, tu joues de la flûte ou de la harpe, et c’est à peu près tout.”
Après un conservatoire de jazz à Los Angeles, Uèle Lamore obtient une bourse pour étudier à Berklee, université de musique très renommée, cise à Boston. Elle raconte s’y être inscrite en composition classique car c’était très loin de son univers et qu’elle avait envie de percer ce mystère. “Si l’on écoute avec autant de ferveur des choses qui ont été écrites il y a 400 ans, c’est que les mecs ont peut-être compris un truc”, dit-elle pour justifier son choix. Au final, elle raconte être devenue “complètement obsédée” par la discipline et avoir choisi naturellement la direction orchestrale comme spécialisation, jusqu’à finir première de sa promo. Uèle Lamore le concède, faire les choses à moitié n’est pas dans sa nature. Elle a toujours su qu’elle serait musicienne et s’est donné les moyens de le devenir, aidée par sa propension à vouloir comprendre à fond tout ce qui l’intéresse: “J’ai un côté un peu geek, j’aime trouver un truc et après, je dig à 100%”, explique-t-elle dans un langage qui emprunte davantage à la rue qu’aux couloirs de l’opéra. Selon les saisons, elle se passionne pour divers sujets plus ou moins attendus chez une jeune femme de 23 ans: la taxidermie, son autre passion du moment, ou le graphisme en Corée du Nord, par exemple. Passionnée de nature, elle dit pouvoir scotcher des heures devant les chaînes National Geographic ou Discovery Channel, et traîner régulièrement ses sneakers au Musée de la chasse dans le Marais. Elle est aussi une grande fan de culture japonaise, ce pays la fascine.
Uèle Lamore avec Grand Blanc © Trabendo
Ni œillères ni barrières, telle pourrait être la devise d’Uèle Lamore et de son Orchestre Orage. La preuve, les 22 musicien·ne·s qui le composent ont tous un bagage classique, mais au lieu d’interpréter Wagner ou Verdi, ils se mettent au service de groupes de musiques actuelles, qui œuvrent dans le rock ou l’électro. Ils ont ainsi accompagné les groupes Grand Blanc et Samba de la Muerte et seront aux côtés du producteur Midori et du duo Kodäma sur la scène du FGO Barbara ce vendredi 23 février. Âgés de 18 à 37 ans, les membres de l’Orchestre Orage sont aux trois quarts des femmes, et on les trouve à tous les postes possibles, ce qui, là encore, tient de la particularité: “Les orchestres classiques sont assez macho. Quand t’es une fille, tu joues de la flûte ou de la harpe, et c’est à peu près tout.” Quand on lui demande si diriger tout ce beau monde est un exercice difficile, Uèle Lamore hausse les épaules. “J’avais déjà pratiqué la direction sur le terrain en assistant mes profs de Berklee, qui étaient des chefs d’orchestre. Et puis, chez nous, il n’y a pas d’histoire de hiérarchie complètement conne. On se connaît tous, on se parle tous. Pour comprendre à quel point on est différents des autres, il suffit de venir en répète voir l’ambiance.”
“Notre objectif: créer un pont entre le public du classique et celui de l’électro ou du rock.”
Pas d’autorité, pas de rivalités, Uèle Lamore insuffle son cool et sa philosophie à tous les niveaux de son projet, qu’elle affirme inscrire dans une démarche philanthropique. “Notre seule raison d’être, c’est de soutenir la scène indépendante française, explique-t-elle. On ne veut bosser qu’avec des artistes de ouf auxquels on croit et qui n’auraient jamais eu accès à un orchestre. Notre objectif: créer un pont entre le public du classique et celui de l’électro ou du rock.” Pour Uèle Lamore, la France est un terrain de jeu inépuisable où la scène musicale fait preuve d’autant de créativité que de solidarité. Après ses études aux États-Unis, rentrer dans l’Hexagone était pour elle une évidence. “J’ai eu mon diplôme à 13h, j’étais à l’aéroport à 15h30, se remémore-t-elle dans un grand éclat de rire. Après avoir fait l’une des meilleures écoles de musique au monde, je voulais rentrer pour aider à faire bouger les choses.” Elle le sait, pour mener son projet à bien sans rien sacrifier de son intégrité ou de sa liberté artistique, elle doit s’appuyer sur les institutions -on imagine en effet assez mal un label ou un producteur privé signer en 2018 un groupe de 22 personnes pour la beauté de l’art. À l’heure actuelle, l’Orchestre Orage bénéficie du programme d’accompagnement Séquence, un dispositif mis en place par le centre FGO-Barbara qui “permet aux artistes parisien.ne.s en voie de professionnalisation et professionnel.le.s d’ancrer leur projet et de s’inscrire dans le milieu musical.” Grâce à cette aide logistique, juridique et financière, l’Orchestre Orage bénéficie d’un lieu pour préparer ses concerts (il faut compter environ douze heures de répétition à chaque nouvelle date), et d’une trésorerie de 8000 euros pour ses dépenses courantes. “C’est normal qu’Orchestre Orage fonctionne avec des subventions, conclut-t-elle, c’est un projet d’utilité publique.” On n’aurait pas mieux dit.
Faustine Kopiejwski
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