Indifférence, malaise, dégoût, indignation: les affaires Weinstein, Polanski ou Louis C.K. sèment parfois le trouble chez le public. Entre tri et auto-censure, comment s’y retrouver et savoir ce qu’on peut ou doit regarder? Difficile de donner un mode d’emploi, tant le choix est personnel. Témoignages.
“Il faut séparer l’homme de l’œuvre”. Au-delà de ce mot d’ordre péremptoire, les récentes affaires de harcèlement sexuel dans le milieu de la culture, des Etats-Unis jusqu’à la Suède, suscitent des discussions passionnées chez les spectateurs et spectatrices, peu relayées par la sphère médiatique. Et pour cause, il ne s’agit ni du débat, d’ordre légal, portant sur l’interdiction ou la censure des œuvres, ni de la critique formulant un jugement esthétique. La question que beaucoup se posent en ce moment est toute simple: que peut-on regarder? Que doit-on boycotter? D’autant que la réception des œuvres par le public semble s’inscrire de plus en plus, ces jours-ci, contre la doxa dominante: “Car l’attitude la plus courante en France consiste encore à laisser en dehors de la salle de cinéma ou du visionnage ses convictions. Beaucoup de féministes sincères le font aussi, dès qu’il s’agit d’un bon film”, rappelle Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’Université Bordeaux-Montaigne et fondatrice du site Le Genre et l’écran. La manière dont chacun compose et négocie dans l’intimité avec un choix aussi personnel selon ses goûts, son vécu et ses propres limites résiste, souvent, à toute démarche prescriptive ou normative. Le débat, foisonnant, appelle d’ailleurs une infinité de réponses… autant de réactions que de spectateurs?
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Faire le tri
En sus des affaires déjà connues concernant Woody Allen ou Bill Cosby, Harvey Weinstein, producteur de Miramax, longtemps fleuron du cinéma indé (Sexe mensonge et vidéos, Pulp fiction, le Patient anglais…) est aujourd’hui accusé par plus de 90 femmes de harcèlement sexuel, avec la complicité d’un système bien huilé. Vingt plaintes ont également été déposées à l’encontre de Kevin Spacey à l’époque où il dirigeait le Old Vic Theatre à Londres. De nouvelles plaintes ont aussi émergé contre Roman Polanski, contesté lors de sa rétrospective à la Cinémathèque. Enfin, l’humoriste Louis C.K., qui sublimait la noirceur de ses pulsions sur scène et dans sa série, Louie, a été accusé de harcèlement et d’exhibition sexuelle par cinq femmes de la même industrie. Une somme de violences sexuelles qui signale un problème de sexisme endémique dans l’industrie culturelle et, plus généralement, les lieux de pouvoir.
Le cinéma de Roman Polanski reste quant à lui hanté par tout un pan de sa biographie, travaillé par la hantise des persécutions nazies, le meurtre de Sharon Tate ou encore l’imaginaire du viol.
Que faire de ces révélations? Le journaliste Matt Zoller-Seitz, qui y voit une “trahison” du public, est catégorique: on ne visionnera plus les sketchs de l’humoriste Louis C.K. ni sa série, pourtant longtemps considérés comme progressistes. Miriam Bale, critique américaine, a quant à elle décidé de ne pas voir son film, I love you Daddy, aux États-Unis: “Ce film, c’est comme si Louis C.K. agitait son sexe devant moi”. Pour certains, un tri sélectif vient ainsi naturellement sanctionner le désamour: “Cela s’est fait de manière à la fois consciente, volontaire et inconsciente. Je crois ne plus jamais avoir vu un Woody Allen depuis les scandales révélés par Mia Farrow”, remarque Antoine, 47 ans. Pour d’autres, les objections de principe sont parfois sans appel, tant l’exposition à certaines oeuvres peut réactiver des traumas ou venir contredire les convictions. Johanna, 34 ans, explique: “J’ai arrêté Woody Allen et je rends mon dvd de Tess de Polanski à ma mère, je n’en veux plus chez moi. J’adore ce film, comme beaucoup de ses films, mais il existe tellement de belles œuvres dans la vie que je peux bien me passer de celles de violeurs. Tant pis si l’on hurle à la censure puisque, pour moi, ils légitiment la culture du viol”. Laurène, 30 ans, justifie sa prise de distance par le discours de certains artistes accusés: “Je n’écoute plus Bertrand Cantat, que j’ai pourtant adoré, parce qu’il ne s’exprime ni ne s’engage sur les violences faites aux femmes, un sujet qui le concerne pourtant de très près. C’est dommage.”
Des sous-textes qui dérangent
Par delà le style ou le ton d’un film, on peut être sensible, voire rebuté par une manière de mettre en scène sa propre vie: ainsi, le film de Louis C.K., I Love you Daddy, traversé par les accusation d’exhibitionnismes, en serait un exemple récent. Le cinéma de Roman Polanski reste quant à lui hanté par tout un pan de sa biographie, travaillé par la hantise des persécutions nazies, le meurtre de Sharon Tate ou encore l’imaginaire du viol. Chercheuse en cinéma à Paris III, Célia Sauvage raconte qu’elle ne peut s’empêcher de projeter ces scandales sur les œuvres. “Les obsessions filmiques des réalisateurs ne résonnent plus de la même façon et se colorent d’une ambiguïté malaisante. La personnalité supposée des acteurs semble soudain entretenir des ressemblances très dérangeantes avec les personnages qu’ils interprètent. Le plus problématique reste surtout le silence de l’industrie: Casey Affleck, adoubé aux Oscars l’année dernière en pleine polémique, c’était insupportable. Ce refus de la glorification me pousse à boycotter les œuvres d’acteurs ou réalisateurs touchés par les scandales.”
Des argument irrecevables pour une partie du public chez qui l’engouement n’est pas terni par le contexte des affaires. “Je suis une fan inconditionnelle de Louis C.K. et j’en viens à minimiser ses actes dans l’espoir que sa carrière ne soit pas trop entachée”, constate Stéphanie, 31 ans. “J’ai encore tendance à dissocier les œuvres de leurs auteurs. Je peux aimer un film de Woody Allen ou de Roman Polanski, une performance de Louis C.K. ou le jeu de Casey Affleck, sans pour autant faire l’apologie du comportement qu’à pu avoir celui ou celle qui crée”, résume Luna, 30 ans. Pour Jean-Sébastien Chauvin, critique aux Cahiers du cinéma, citant l’essai de Proust, Contre Sainte-Beuve, la question ne se pose pas: “Il faudrait surtout qu’on oublie un peu la vie des artistes”.
Ne pas faire abstraction du contexte
Entre les deux, le contexte des affaires complique profondément le rapport aux œuvres pour certains spectateurs, quitte à faire des distinctions au cas par cas. “Depuis l’affaire Weinstein, c’est la nausée générale, du coup on n’a pas envie d’aller à la rétrospective Roman Polanski. Cela n’a rien à voir avec le talent ou la censure. Et comme je sépare la personne de l’œuvre, je ne veux pas, précisément, que l’homme soit médiatisé”, note la comédienne Océane Rose Marie. Dès lors, existe t-il une consommation ou une approche culturelle plus éthique, s’interroge Anita Sarkeesian, en lumière de l’actualité récente? Celle-ci pose en effet un épineux dilemme à celles et ceux qui ne veulent ni des œuvres aseptisées, ni contredire leurs convictions. “On s’arrange tous avec notre dissonance cognitive. On se met une espèce de ligne rouge selon ce qu’on est prêt ou pas à sacrifier en terme de cinéma, détaille Joséphine, 24 ans. Récemment, cela commençait à vraiment ne plus être en accord avec mes convictions politiques de donner de l’argent à Woody Allen. J’ai pris solennellement la décision de ne pas aller voir son prochain film, Wonder Wheel. Pourtant, quand j’ai vu La Rose pourpre du Caire, il y a deux mois, j’en ai parlé à tout le monde autour de moi tellement j’ai trouvé cela merveilleux… ”.
Celles et ceux qui refusent de se priver reconnaissent cependant qu’on ne pourra plus jamais voir les œuvres du même œil, le contexte invitant à une autre relecture, plus informée. Joseph, 40 ans: “En tant que spectateur, je ne m’empêcherai jamais de voir un film. En revanche, il me paraît absolument légitime et nécessaire d’en faire la critique politique et de questionner les institutions médiatiques qui lui servent de support ainsi que le cadre politique et social dans lequel il s’inscrit.” Pour Jordan Mintzer, critique au Hollywood Reporter, un regard critique s’impose: “Le fait de savoir aujourd’hui qu’Alfred Hitchcock harcelait certaines de ses actrices rend les films encore plus complexes et dérangeants. De son côté, Louis C.K. a toujours abordé ses problèmes dans son œuvre: aujourd’hui, il a dépassé les bornes mais cela ne rend pas sa comédie moins intéressante -ni meilleure, bien entendu.” A posteriori, certaines œuvres apparaissent désormais monstrueuses ou perverses. “Moi, ça m’intéresse de voir les films de criminels en général, et en particulier si ce sont de bons cinéastes”, nuance Alice, 33 ans.
“La tradition cinéphile française continue de nier la réception genrée du cinéma.”
Ces révélations influent aussi sur les modes de consommation. Car si l’on lit aujourd’hui Sade ou Céline avec distance, un ticket de cinéma bénéficiant à un auteur vivant recouvre une tout autre réalité économique. Une manière de filtrer, pour Laura, 31 ans: “J’aime beaucoup les vieux films de Woody Allen, du coup je les télécharge illégalement.” Melody, 29 ans, développe: “On a grandi avec cette idée que l’art doit déranger, que s’il met mal à l’aise, c’est qu’il touche quelque chose de juste en nous. Pour autant, je ne veux pas vivre avec une photo de Larry Clark chez moi. Contrairement à Céline par exemple, ces artistes sont vivants et on a l’impression de les faire vivre. La consommation peut être un outil politique, aujourd’hui. Ce n’est pas ‘je consomme donc je suis’ mais plutôt ‘je consomme donc je peux influer sur ce qui mérite (d’un point de vue éthique, pas moral) d’être mis en avant’”.
L’occasion de (re) découvrir certaines œuvres
Il est pour l’heure difficile d’évaluer la manière dont ces affaires affecteront, à l’avenir, la perception du public. “On est en plein dedans, les effets se mesureront sur le long terme. Mais une chose est certaine: la tradition cinéphile française continue de nier la réception genrée du cinéma. C’est à dire, une lecture différenciée en fonction du genre des spectateurs, car on ne reçoit pas une œuvre de la même façon selon les expériences sociales qu’on a eues”, indique Delphine Chedaleux, professeure de cinéma à l’université de Lausanne. Derrière ses interrogations -lorsqu’elles sont formulées-, il y a la querelle ancestrale opposant les conceptions théoriques françaises et anglo-saxonnes de la culture. Michel Bondurand, professeur de cinéma à Paris III, résume le débat: “L’œuvre est-elle de nature transcendante, indépendante de la matérialité du monde et l’artiste est-il un voyant transcendant? Ou l’œuvre s’inscrit-elle dans la réalité du monde qui l’a produite et transporte ainsi, véhicule, communique et diffuse les valeurs et les situations qui lui ont donné naissance?”
Si questionner l’œuvre, voire refuser de l’appréhender, comme c’est le cas chez certains spectateurs, reste mal vu, c’est que la démarche s’inscrit contre une histoire française de la cinéphilie, héritière de la théorie de l’art pour l’art développée par Flaubert au XIXème siècle. “À l’origine, en France, la cinéphilie est une religion. On rend culte à un auteur, qui est au-dessus des lois, rappelle Geneviève Sellier. En comparaison, aux États-Unis (où ces pratiques ont libre cours aussi), la culture n’est pas considérée comme échappant à la loi, car le cinéma est une industrie, ce qui empêche de construire ce genre de piédestal. Il n’y a qu’en France où l’on ne parle pas de certaines plaintes et où certains cinéastes continuent d’être adulés malgré tout. Cela a de graves conséquences dans les lieux de légitimation du cinéma comme au festival de Cannes ou à la Cinémathèque”. Un point de vue contestataire qui tend à être davantage amplifié et relayé. “Une vigilance s’est développée depuis la mise en cause par le collectif la Barbe de la sélection sexiste de Cannes en 2012. Depuis, il y a eu un enchaînement d’évènements rapprochés et des brèches dans cette idéologie dominante.”
Le moment opportun, peut-être, pour (re)découvrir des œuvres de réalisatrices ou auteures, comme le suggère Pauline Verduzier, journaliste membre du collectif les Journalopes: “J’en profite pour lire et voir des femmes artistes, qui, elles, ne sont pas des violeurs ou des agresseurs et ne me posent pas de dilemme moral. Ce n’est pas un boycott des autres, c’est juste que la période est propice. J’ai l’impression de rattraper des lacunes car on n’étudie pas les femmes à l’école et elles sont sous-représentées médiatiquement et dans les manuels. J’aime les films de Polanski mais il paraît que le dernier est mauvais, alors autant aller voir Jeune femme (Ndlr: de Léonor Serraille).”
Clémentine Gallot
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