Élevée entre la Côte d’Ivoire et le Sénégal, Emmanuelle Courrèges a lancé le site Lago54, où elle met en avant les créateurs·rices africain·e·s pour changer le regard des occidentaux sur la mode du continent. Rencontre.
Journaliste et entrepreneure, Emmanuelle Courrèges s’intéresse à celles qui s’engagent, créent et inspirent. Son rêve, celui de voir le regard du monde changer sur la mode africaine, est à la source de Lago54, plateforme de sélection, de vente et de promotion de créations africaines. Lancé en 2016, le site, baptisé “Lago” pour “nana” en nouchi, le langage populaire d’Abidjan, et “54” pour le nombre de pays en Afrique, met les cultures du continent et les femmes africaines au cœur de son projet.
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Un parti pris naturel pour Emmanuelle Courrèges qui a grandi entre le Sénégal et la Côte d’Ivoire, qui préludent à sa passion pour les 54 pays d’Afrique. La petite fille passe beaucoup de temps dans la nature mais grandit aussi parmi les amis de sa famille, entourée de chorégraphes guinéens, de danseurs burkinabés, de stylistes maliens, d’écrivains et de peintres. Son père, responsable de centres culturels français, la trimballe entre Abidjan, Dakar et Agadez.
Prolongement de son engagement personnel, Lago54 est un autre moyen pour elle de changer le regard porté sur ce continent.
Le corps pétri de ses vingt premières années en terres rouges africaines, Emmanuelle Courrèges arrive en France pour suivre des études de littérature africaine. Elle se consacre ensuite à une carrière de journaliste et aiguise sa plume en couvrant aussi bien les livres et la mode que les combats politiques contre les dictatures, la pauvreté et la discrimination. Elle voyage, écoute, transmet et publie des articles dans Afrique Magazine, Elle, Marie Claire ou Grazia. Elle raconte la lutte féroce de Jacqueline Moudeina, avocate des victimes du régime d’Hissène Habré au Tchad, ou l’enchantement causé par la styliste Loza Maleombho, qui fait renaître le patrimoine esthétique de la Côte d’Ivoire. Ce qui lui tient à cœur: l’Afrique “positive, vibrante, créative”. Prolongement de son engagement personnel, Lago54 est un autre moyen pour elle de changer le regard porté sur ce continent. Elle en parle d’ailleurs comme d’un projet politique à long terme, celui d’une Afrique avant-gardiste, qui se relève de l’appropriation qu’on lui fait subir et qui exporte des produits recherchés et coûteux. Une manière moderne de résister tout en préservant les traditions.
Comment décrirais-tu ton rapport à l’Afrique?
Les vingt premières années de ma vie, je les ai passées en Afrique de l’Ouest. Tout, dans mon rapport à l’autre, dans mon rapport au corps, dans ma gestuelle même, est traversé par l’Afrique. Ce n’est pas pour rien que beaucoup de gens utilisent le terme “Mama Africa”. C’est un continent maternel, qui nous enveloppe pour ne plus nous lâcher.
Pourquoi avoir créé Lago54?
Mon rêve, c’est de voir le regard du monde changer et décadenasser l’imaginaire occidental sur ce continent. Montrer le luxe africain, c’est balayer les clichés. Je rêve que l’on perçoive l’Afrique que je connais telle qu’elle est: créative, inspirante, ultra contemporaine.
En tant que journaliste, avais-tu déjà à cœur de transmettre une vision positive de l’Afrique?
J’ai fait des sujets sur les fashion weeks, sur des photographes talentueux ou des chefs cuisiniers, comme sur des femmes inspirantes. L’exemple type, c’est Lagos. Ces dernières années, quand on parlait du Nigéria, c’était surtout pour évoquer Boko Haram, Ebola ou les milliardaires que compte le pays. Dans mes sujets, j’ai voulu montrer que c’était d’abord l’une des plateformes les plus créatives d’Afrique. La nouvelle scène de la mode est là. Nollywood, troisième industrie du cinéma, est là. La musique qui déferle sur le continent vient de là.
Pourquoi passer du journalisme à la mode?
Beaucoup a déjà été fait dans le domaine de l’art pour changer ce regard: on le voit à Paris notamment, avec le succès colossal des grandes expos d’art africain à la Fondation Vuitton ou à la Fondation Cartier. Mais la mode restait encore trop souvent résumée à quelque chose d’un peu cheap. J’ai voulu montrer qu’il y avait aussi en Afrique de la haute couture, des créateurs de jeunes labels hyper talentueux, une vraie vision de la mode, au même titre qu’un Jacquemus ou qu’une Isabel Marant.
“Le challenge aujourd’hui, c’est que l’on n’achète pas seulement des créateurs·rices occidentaux qui s’inspirent de traditions venues d’ailleurs, mais aussi les créateurs de ces pays qui puisent, eux, dans leur propre patrimoine.”
Comment sélectionnes-tu les créateurs·rices que tu mets en avant sur Lago54?
J’aime les créateurs·rices qui ont une vision et qui donnent à leur patrimoine esthétique, culturel, textile, artisanal, une dimension ultra contemporaine. Quand on voit le travail de l’Ivoirienne Loza Maléombho, qui peut penser qu’elle s’inspire de la culture Zaouli du nord-est de la Côte d’Ivoire? Et pourtant, l’œil initié perçoit quelque chose des masques Zaouli, des masques échassiers, habillés de raphia. L’hommage est subtil et le patrimoine formidablement ré-interpreté: quel talent de faire entrer une culture traditionnelle sur la scène internationale! C’est tout cela que je recherche. Le style, l’audace, l’héritage et l’esthétisme africains par des Africains. C’est pour ça que je dis souvent que je ne vends pas des produits, mais que je vends des histoires.
À quels problèmes font face aujourd’hui les designers de mode africain·es?
Ils sont nombreux. Essentiellement des problèmes de production, liés à une main d’œuvre peu qualifiée, ce qui les oblige souvent à tout faire eux-mêmes. Des problèmes de fournisseurs aussi, de coût des matières premières. Mais le principal problème des stylistes africain·e·s, pas au Nigéria mais ailleurs en Afrique, c’est que les consommateurs qui ont du pouvoir d’achat préfèrent encore acheter des marques occidentales ou se faire copier leurs modèles chez un petit tailleur.
Comment Lago54 tente de se faire une place dans le monde de la mode?
Mon fil directeur, c’est le style. J’aime l’idée qu’une Parisienne puisse mixer une pièce en tissage traditionnel du Ghana ou de Côte d’Ivoire, avec son jean ou sa petite robe noire. Quand on voit combien la mode est chaque saison traversée par des vents d’ailleurs, ce n’est pas une utopie. Le challenge aujourd’hui, c’est que l’on n’achète pas seulement des designers occidentaux qui s’inspirent de traditions venues d’ailleurs, mais aussi les designers de ces pays qui puisent, eux, dans leur propre patrimoine. C’est aux stylistes que je veux donner la parole. Ma force, c’est mon engagement vis-à-vis d’eux.
Quel avenir pour Lago54?
J’ai plein d’idées mais c’est prématuré de les dévoiler alors que je n’ai que 5 mois d’existence. Je préfère imaginer ce que sera la mode africaine dans le futur et je veux croire qu’on oubliera de dire “africaine” derrière “mode”, parce qu’elle sera dans tous nos vestiaires au même titre que toutes nos marques préférées. Et que l’on dira que l’on rêve d’une robe d’Imane Ayissi comme on dit qu’on rêve d’un sac Vanessa Bruno.
Propos recueillis par Nour Hemici
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