23 ans, rappeuse, Chilla maîtrise aussi bien le chant que le flow, dénonce avec des morceaux engagés la société machiste, et envoie balader ceux qui pensent qu’elle n’a pas à venir empiéter sur leurs platebandes musicales. À l’occasion de la sortie de son nouvel Ep le 10 novembre, Karma, nous l’avons rencontrée.
En 1980, Diane Tell chantait Si j’étais un homme. 27 ans plus tard, Chilla se risque à la même projection et reprend l’hypothèse à son compte pour titrer l’un de ses morceaux. La comparaison avec la star franco-canadienne s’arrête là, l’époque n’est plus la même, et cette jeune rappeuse de 23 ans, bien ancrée dans la sienne, ne se rêve pas en “capitaine d’un bateau vert et blanc” mais peut-être bien en héroïne dénonçant les violences faites aux femmes et les privilèges sexistes que s’octroient certains hommes. À moins que ce ne soit nous qui la fantasmons ainsi, car Chilla, de son vrai nom Mareva Rana, ne revendique rien, sinon la spontanéité. Avec Sale Chienne, l’artiste a pourtant enfoncé le clou féministe: dans un clip réalisé par Leïla Sy, directrice artistique de Kery James, Chilla, entourée d’un crew exclusivement féminin, met cette fois-ci en lumière la misogynie de la société: “J’aurais beau tarter des milliers d’MCs, les femmes ne seraient bonnes qu’à la vaisselle […] Si tu fais des thunes, t’es une salope. Même avec un pull, t’es une salope.” Et de prévenir: “Dans l’attente de votre reconnaissance, le hip hop hybride entame sa renaissance.” Avec elle? Sans aucun doute. C’est avec la fraîcheur désarmante de la jeunesse que cette brune aux cheveux flous lâchés jusqu’en bas du dos et au sourire communicatif met ses deux baskets dans le plat du sexisme ambiant avec son flow grave, percutant et impertinent.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le rap, ce hasard
Si l’on en croit la vingtenaire, qui nous reçoit ce jour-là dans les bureaux enfumés de sa maison de production, Suther Kane Films, dans le 17ème arrondissement de Paris, on ne doit Chilla qu’au hasard. Le rap, elle n’aurait jamais dû tomber dedans. Même son nom de scène en atteste: “Quand j’ai commencé à rapper, il a fallu trouver un pseudo, se souvient-elle, vu que je ne prenais pas ça au sérieux, j’étais dans un personnage et le trait de caractère qui ressortait le plus, c’est le côté ‘chill’, posé.” L’histoire commence donc un soir. Elle a alors à peine 20 ans et rejoint des amis qui font du rap “pour tripper entre eux”. Ils l’encouragent “à écrire pour rigoler”, l’exercice lui plaît, elle y voit “une forme de thérapie”. Repérée par les Toulousains Bigflo et Oli, elle assure l’une de leurs premières parties. Puis, le duo l’invite alors qu’il participe à l’émission Planète Rap sur Skyrock. Son free style tourne et atterrit dans les oreilles du producteur Tefa, boss de Suther Kane, qui la contacte immédiatement: “Tout m’a plu chez elle, sa simplicité et aussi son aisance à passer du chant au rap.” Il lui paye un billet de train -Mareva Rana vit alors à Lyon- et leur première rencontre se solde par l’enregistrement de quatre morceaux. C’est le début de leur collaboration. En septembre dernier, pour s’éviter des allers-retours incessants entre les deux villes, la rappeuse a pris un appartement en colocation dans le 14ème arrondissement de la capitale. “Un peu dégoûtée de quitter Lyon”, Chilla se retrouve désormais “seule face au game”.
Si ses poumons “vivent très mal” la pollution parisienne, c’est peut-être parce que la jeune femme, née en Suisse -“parce que c’était l’hôpital le plus proche”- a grandi entourée des montagnes dans le pays de Gex, à quelques kilomètres de la frontière franco-helvète. À l’école, cette mauvaise élève ne fait pas d’étincelles et préfère étreindre le manche de son violon, qu’elle a commencé à 6 ans, plutôt que de réviser ses cours d’histoire. Sportive, elle s’essaye au ski, au tennis ou encore à la danse, mais la musique finit par l’emporter. “Depuis toute petite, je sais que c’est ce que je veux faire”, glisse-t-elle. Ses parents, tous deux éducateurs spécialisés, l’initient très jeune. Son père, malgache, pianiste amateur, lui fait écouter jazz, reggae et blues tandis que sa mère, française, adepte de la guitare, complète son éducation avec du ska, du rock et de la musique manouche.
“J’ai grandi dans l’inverse de ce que les clichés véhiculent, ma mère a dû endosser tous les rôles, y compris ceux qui sont habituellement dévolus aux hommes.”
Après sa seconde, l’adolescente choisit un bac littéraire option musique et part en internat à Annecy afin d’intégrer le conservatoire. Sa cousine, Louise, 23 ans, confirme que “Mareva n’a jamais été scolaire, elle ne rentrait pas dans les cases qu’on aurait voulu lui imposer au lycée”. Et d’évoquer ses souvenirs des déjeuners dominicaux en famille: “Elle était capable de jouer La Lettre à Élise au piano sans avoir jamais suivi de cours alors que moi, qui en faisais, j’arrivais à peine à jouer le boogie-woogie!” Fin 2012, Mareva Rana déménage à Lyon après avoir été admise dans une école de musique privée de la ville pour commencer un cursus chant. “Je ne m’y suis pas retrouvée, reconnaît-elle, j’ai toujours aimé la musique dans sa pratique, pas dans la théorie.” Durant les deux années suivantes, la jeune femme jongle entre un job de vendeuse chez Zara et la musique. En 2016, elle étudie quelques mois au conservatoire de Lyon avant de se consacrer à plein temps à son projet musical.
Un engagement instinctif
Sur la mort de son père, d’un cancer du rein, quand elle avait 14 ans, Mareva Rana souffle que “le deuil a été difficile”. Avec la disparition de ce “père bisounours”, auquel elle dédie un titre poignant dans son nouvel Ep, les repères masculins, malgré la présence d’un frère aîné, lui ont manqué. Elle parle de sa mère comme d’une “guerrière” qui “a dû tout assumer toute seule, le travail, l’éducation de deux enfants, le deuil…” C’est sans doute ici qu’il faut chercher le début de son engagement: “J’ai grandi dans l’inverse de ce que les clichés véhiculent, ma mère c’est combat sur combat, elle a dû endosser tous les rôles, y compris ceux qui sont habituellement dévolus aux hommes.” Celle qui avoue n’avoir pas toujours été “facile à vivre” ne boit jamais une goutte d’alcool, une cuite à la vodka lui ayant fait passer l’envie à vie. Cette célibataire déteste les clubs, sort peu mais peut écouter “du bon son avec des potes jusqu’à 7 heures du matin” quand elle ne binge watche pas des séries comme The Leftovers, Peaky Blinders ou encore Top Boy. À la lecture, elle est arrivée sur le tard, présente Harry Potter comme son “premier coup de cœur littéraire” et dit adorer Amélie Nothomb en grimaçant comme s’il s’agissait d’un affront à la littérature.
© Andrea Cerqueira
Dans ses textes, Chilla “essaye de toucher à tout” et revendique une part d’elle “féministe, engagée”, une autre plus “légère, ironique”. Jamais il n’a été question de faire du “rap féministe”, ses textes s’inspirent de son ressenti, de ses coups de sang: sur les réseaux sociaux, “certains n’ont pas de limites, ils sont froissés de voir une fille se positionner dans le hip hop”, s’étrangle-t-elle, durcissant l’espace d’un instant son regard félin souligné d’un trait d’eye liner. Elle conspue l’image de la “femme-objet” véhiculée dans certains morceaux: “On est tout le temps dans le cliché, dans le fait que la meuf est une bitch. Sur cette planète, les femmes ne sont pas gâtées, c’est le monde des hommes”. Éloïse Bouton, journaliste et fondatrice de Madame Rap, a déjà invité la chanteuse à une table ronde “rap et genres”: “J’avais senti qu’elle avait une fibre féministe, un discours très audible, assez rare dans le milieu, et pas clivant.” Chilla n’a pour autant aucune envie qu’on la flanque dans une case, elle parle de ce qui la touche, presque instinctivement, laissant l’analyse à ceux et celles qui l’écoutent. Elle tranche: “Je préfère vivre que penser.” D’ailleurs, elle est “assez déconnectée”, confie son producteur Tefa: “Elle ne regarde pas les informations, n’écoute pas la radio et parfois, du coup, elle est un peu décalée dans sa musique.” Pas tant que ça quand il s’agit de pousser un coup de gueule: c’est à elle que l’on doit Lettre au président, un morceau destiné à François Hollande, dans lequel elle exprime “le ras-le-bol de la jeunesse face à la politique”. Chilla a voté au premier tour de la présidentielle mais ne dira pas pour qui. De toute façon, celle qui a usé les bancs d’écoles privées catholiques ne croit ni en Dieu ni en la politique, mais plutôt “aux énergies”.
Un naturel loin des stéréotypes
Elle tire sur sa cigarette roulée, enveloppée dans son kimono noir à fleurs, un choker autour du cou comme pour rappeler qu’elle est née dans les nineties, et ponctue volontiers ses phrases d’un éclat de rire. Mareva Rana est comme ça, “une boute-en-train qui ne prend rien au sérieux”, soutient Tefa, mais elle a aussi “un truc triste en elle qui est très intéressant, c’est une pourvoyeuse d’émotions”. Sa particularité artistique: savoir aussi bien chanter que rapper. Déjà que les rappeuses sont rares, celles qui sortent du conservatoire le sont encore davantage. “Les labels veulent souvent reformater des rappeuses en chanteuses pour que ce soit plus accrocheur, assure Eloïse Bouton, Chilla a déjà cette formation, c’est une vraie force.” Comme son naturel qui échappe aux clichés du genre: “Ce n’est pas Nicki Minaj, ni Princess Nokia, elle n’est ni dans l’hypersexualisation ni dans l’androgynie caricaturale”, relève la spécialiste. Son producteur ne se fait pourtant pas d’illusion, soulignant le machisme du milieu: “Dès qu’elle entrera dans un endroit pour rapper, elle devra faire deux fois mieux parce que c’est une femme, c’est triste à dire mais c’est la vérité.” On est prête à parier que ça ne l’effraiera pas. Et son producteur de filer la métaphore footballistique: “Chilla n’est pas une attaquante, c’est un milieu offensif, elle s’adapte, elle crée le jeu, elle fabrique.” Et finit évidemment par frapper en plein cœur du but.
Julia Tissier
{"type":"Banniere-Basse"}